Paul éprouva un soudain besoin de se confesser.
- Hier soir, j'ai poussé une gueulante devant ta mère, et ça a fait un tintouin dans toute la baraque... Tous tes... tes pensionnaires, comme tu disais. Je pense que je suis compris dans le tas, n'est-ce pas ? (La colère le reprit). Je suis dans le lot n'est-ce pas ? Pendant cinq ans j'ai été plus un pensionnaire dans ce foutu bordel qu'un mari. Avec des privilèges, bien sûr. Et puis, pour m'aider à te comprendre, tu me laisses Marcel en héritage. La réplique du mari, dont la chambre était la réplique de la nôtre.
Il se sentait jaloux, sincèrement jaloux, non pas de ce que Marcel et elle faisaient ensemble, mais parce qu'il ne savait pas ce qu'ils faisaient. Il y avait certains égards auxquels il avait droit en tant que mari, même s'il n'était que titulaire. Elle aurait dû lui dire avant de se suicider. Question de simple courtoisie. Mais, bien sûr, en même temps il avait peur de savoir.
- Et tu sais ? reprit-il, je n'ai même pas eu le cran de lui demander s'il faisait avec toi les mêmes numéros que nous faisions ensemble. Notre mariage n'était rien de plus pour toi qu'un trou où te terrer. Tout ce qu'il a fallu pour t'en faire sortir, ça a été un rasoir à deux cents balles et une baignoire pleine d'eau.
Paul se leva en trébuchant. Il sentait la tristesse, la rage et l'exaspération déferler sur lui. Elle n'avait pas le droit de le plaquer comme ça. Son départ était pire qu'une mauvaise plaisanterie, et faite à ses dépens.
- Espèce de saleté de bon Dieu de putain de quatre sous ! (Il crachait littéralement les mots, dérangeant les fleurs en s'approchant plus près du lit). J'espère que tu vas pourrir en enfer ! Tu es pire que la pire salope qu'on puisse jamais rencontrer n'importe où, et tu sais pourquoi ? Parce que tu as menti. Tu m'as menti, et moi, je te faisais confiance. Tu m'as menti ! Tu savais que tu mentais.
Il avait les mains enfoncées dans la poche de sa veste, et il sentit sous ses doigts quelque chose qu'il ne reconnaissait pas. Lentement, il sortit de sa poche une petite photographie. Il la tint sous la lumière. C'était la photo de Jeanne, ses seins épanouis dénudés devant l'objectif. Paul contempla la photographie comme s'il ne la reconnaissait pas. Elle avait dû la glisser dans sa poche tout à l'heure, songea-t-il. Elles étaient toutes les mêmes, se dit-il, déchirant la photo en petits morceaux et les répandant parmi les fleurs. Lui, il devait vivre, et c'était encore une chose que Rosa n'avait pas comprise, ou dont elle se fichait.
- Vas-y, dis-moi que tu ne mettais pas. (Il approcha son visage de celui de Rosa, perçut une légère odeur médicinale mêlée à celle des fleurs). Tu n'as rien à répondre à ça, tu ne trouves rien à dire, n'est-ce pas ? Allons, explique-moi. Vas-y, souris, connasse.
Il surveillait ses lèvres. Elles avaient l'air d'être en cire.
- Vas-y, fit-il en l'encourageant, dis-moi quelque chose de gentil, souris-moi et dis-moi que j'ai simplement mal compris.
Des larmes s'amassaient dans les yeux de Paul et se mirent à ruisseler sur ses joues. Il passa le dos de sa main sur son visage, puis se pencha plus près du corps. Il ne renonçait pas si facilement.
- Vas-y, dis-moi, salope ! Menteuse, ordure, salope !
Il se mit à sangloter, à longs sanglots qui lui secouaient tout le corps. Il se cramponna à la chaise et tendit la main pour lui toucher le visage. Il sentit sa chair froide et dure. Il se mit à ôter les fleurs qu'elle avait dans les cheveux et à les répandre sur le sol à ses pieds.
- Pardonne-moi, dit-il en reniflant, mais je ne peux absolument pas le supporter... de voir ces saloperies de feuilles sur ton visage, toi qui ne te maquillais jamais, qu'est-ce que c'est que toute cette merde...
Aussi délicatement que possible, il ôta les faux cils, les jeta. Mais son visage avait encore un air bizarre. Elle ne se ressemblait pas. Paul s'approcha du lavabo et humecta son mouchoir. Puis il se mit à essuyer la poudre et le rouge du visage de Rosa.
- Je m'en vais t'ôter ce rouge à lèvres de la bouche. Je suis désolé. Mais il le faut.
Il recula d'un pas et la regarda de nouveau. Il éprouvait de l'affection et un impérieux besoin d'expliquer son désespoir.
- Je ne sais pas pourquoi tu as fait ça, commença-t-il. J'en ferais autant, si je savais. Mais je ne sais vraiment pas.
Il s'arrêta et songea au suicide. Ça n'était peut-être pas son genre, mais ça n'était pas celui de Rosa non plus. Paul reprit, s'adressant à lui-même :
- Il faut que je trouve une solution.
Paul s'agenouilla auprès du lit et reposa sa tête et un bras sur le corps de Rosa. Il s'apprêtait à parler encore, à se perdre dans le flot de sa sentimentalité. Il n'avait jamais aimé autant Rosa de sa vie qu'il ne l'aimait maintenant dans la mort, jamais il n'avait pu comprendre la valeur des choses et des gens tant qu'ils n'étaient pas partis. De comprendre cela ne diminuait en rien sa douleur. Pour une fois, il se retrouvait là sans même ce sens amer de l'absurde qu'il avait toujours.
Quelqu'un frappait violemment à la porte de la rue. Les coups retentissaient dans l'hôtel comme l'approche du destin, et un moment il eut peur. Puis la sonnette retentit, une sonnerie grêle, insistante.
Il lança d'une voix étouffée : « Quoi ? Bon, j'arrive », et se releva d'un pas incertain. Il se retourna pour regarder Rosa, et il n'éprouvait que de la tendresse, car il avait l'impression d'être parvenu à une sorte d'arrangement avec le souvenir qu'il gardait d'elle.
- Il faut que j'y aille, chérie. Bébé, on m'appelle.
Il sourit une dernière fois à ses traits figés dans la mort, puis sortit dans le couloir, refermant la porte derrière, lui.
De la rue, une voix de femme étouffée lui parvenait.
- Alors, il y a quelqu'un ?
Paul avait l'impression qu'on venait de le tirer d'un profond sommeil.
- J'arrive, fit-il d'une voix pâteuse - et il descendit l'escalier.
Deux ombres se profilaient contre le verre dépoli de la porte. Sans allumer dans le hall, Paul se dirigea droit vers la porte. Un homme et une femme étaient pelotonnés sur le seuil de l'hôtel. Il ne pouvait distinguer leurs visages.
- Vite ! cria la femme, apercevant Paul à la lueur du lampadaire.
Mais il ne fit pas un geste pour tourner le verrou.
- Réveillez-vous ! fit la femme en frappant violemment, puis en se collant le visage contre la vitre. Ouvrez cette porte !
Il ne reconnaissait pas la voix de la femme ni le regard lourdement maquillé qui le dévisageait :
- J'ai besoin de la chambre habituelle, dit-elle, numéro quatre. Une demi-heure, ça suffira, ou peut-être une heure tout au plus.
Paul secoua la tête. Pourquoi, se demanda-t-il, cette femme l'ennuyait-elle ? Elle avait l'air de connaître l'hôtel.
- Allons, insista-t-elle, quand vous êtes complet vous mettez une pancarte. Je sais. J'en ai marre de discuter. Appelez la propriétaire. Grouillez-vous ! La propriétaire a toujours été chic avec moi.
Paul tourna le verrou et entrebâilla la porte. Il vit la lourde silhouette d'une prostituée d'un certain âge, avec des cercles bleus de maquillage au-dessus des yeux. Derrière elle, il y avait un homme en manteau, qui jetait dans la rue des coups d'œil inquiets, craignant d'être vu.
- Rosa et moi, nous sommes de vieilles amies. Ouvrez. Laissez-moi entrer, si vous ne voulez pas que je lui raconte.
Pendant qu'elle parlait, l'homme avait furtivement reculé puis s'était éloigné sans même que la femme le vit. Paul lui ouvrit la porte et elle s'empressa d'entrer.
- Tout va bien, annonça-t-elle en se retournant.