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Entre. (Elle constata que l'homme avait disparu et elle se tourna vers Paul, furieux :) Tu es content ? Il m'a plantée là.

- Je suis désolé, dit Paul.

Il avait l'impression de participer à un rêve, l'impression que lui et les autres n'avaient aucune réalité. L'idée que peut-être il avait manqué d'égards envers une des amies de Rosa l'emplissait d'une vague nouvelle de remords et de sentimentalité. La femme semblait vouloir quelque chose de lui, mais il ne comprenait pas exactement quoi, alors même qu'elle le poussait vers la porte.

- Dépêche-toi de le rattraper, dit-elle, approchant son visage de celui de Paul.

Paul ne la distinguait pas bien, mais il sentait l'odeur douce et rance qui émanait d'elle, comme un parfum de fleurs fanées.

- Il n'a pas pu aller loin. Ramène-le ici. Dis-lui que tout est arrangé.

Paul se précipita dans la rue. Le jour commençait à peine à se lever, il se sentait las et désemparé. Peut-être devrait-il faire ce que lui demandait la femme. L'homme avait dû accepter de la suivre, se dit-il. Ce n'était que justice s'il revenait et c'était à Paul de l'en convaincre.

Il remonta la rue en courant, l'air froid du matin emplissant ses poumons. Quelques instants plus tôt, il pleurait sa femme. Et voilà maintenant qu'il faisait une course pour une putain, racolant en souvenir de sa femme morte. Le remords qu'il éprouvait commençait à se dissiper, et il sentait la colère revenir. Peut-être était-ce une autre des plaisanteries de Rosa, il avait l'impression d'en trouver qui le guettaient partout où il portait ses pas. Il se demandait vaguement pourquoi les prostituées aimaient tant Rosa.

Pas trace de l'homme en manteau sombre. Paul s'arrêta pour reprendre haleine. Il tendit l'oreille, guettant le bruit des camions dans les rues étroites, humant les relents des ordures dans l'impasse ; il avait l'impression de vivre le fond de l'indignité, sans pouvoir faire de reproches à personne, sans même pouvoir se le reprocher. C'aurait été au moins une satisfaction, une façon d'apaiser sa rage. Il serra les poings et revint vers l'hôtel, ayant oublié la prostituée. Mais soudain, dans la ruelle, il aperçut l'homme en manteau, qui essayait de se cacher dans l'ombre d'un porche. Sa lâcheté écœura Paul. Pourquoi cet homme avait-il accepté de suivre la femme et refusait-il ensuite, attirant tous ces ennuis à Paul ?

- Alors, vous m'avez trouvé, dit l'homme en essayant de rire. (Il était maigre et il avait l'air frêle, avec une voix bien timbrée de comédien). Je vous en prie, ne dites pas que vous m'avez trouvé. Vous avez vu comme elle est laide ?

Il recula, déployant les mains dans un geste de supplication.

- Autrefois ma femme suffisait, expliqua-t-il, mais maintenant elle a attrapé une maladie qui fait qu'elle a la peau comme celle d'un serpent. Mettez-vous à ma place.

Paul le prit par le bras.

- Venez, dit-il.

Sans qu'il sût pourquoi, l'histoire de l'homme ne faisait que l'agacer davantage.

- J'étais ivre, reprit l'autre d'un ton implorant. J'ai pris la première que j'ai pu trouver, et puis, nous avons dû marcher un peu et je me suis dégrisé...

Il essaya de se libérer, et, avec une brusque fureur, sans raison, Paul l'envoya brutalement contre la porte métallique de la boucherie. L'homme tomba sur le trottoir et se mit à ramper à reculons pour échapper à Paul.

- Laissez-moi tranquille ! Vous êtes fou ! Laissez-moi tranquille !

Il essaya de se relever et Paul lui décocha un coup de pied qui le projeta quelques pas plus loin sur le pavé glissant.

- Fous le camp d'ici, dit Paul, tapette !

L'homme s'enfuit en courant, boitillant, jetant des coups d'œil terrorisés par-dessus son épaule.

Paul regagna lentement l'hôtel, épuisé. Avec quelle rapidité était-il descendu de l'adoration de sa femme à la routine sordide de son existence quotidienne.

La femme attendait dans le hall, assise sur la banquette en fumant une cigarette. Le bout rougeoyant brillait dans l'obscurité.

- Je le savais, dit-elle, tu n'as pas été foutu de le retrouver. Où est-ce que je vais en trouver un autre, à cette heure ?

- Combien est-ce que je vous ai fait perdre ?

Il commença à fouiller dans ses poches. La femme se mit à rire :

- Donne-moi ce que tu peux, je ne fais pas ça pour l'argent. J'aime ça, tu comprends ? Je le fais parce que j'aime les hommes.

Elle posa sa main sur celle de Paul.

- Tu es mignon, tu sais, fit-elle d'une voix rauque. Si tu veux, on peut le faire ici. J'ai une robe très pratique, avec une fermeture à glissière de premier ordre. Ça s'ouvre de haut en bas, je n'ai même pas besoin de l'ôter. Allons, ne sois pas timide.

Elle se pencha dans la lumière, et Paul vit ce qu'il crut être un masque mortuaire. Il recula, abasourdi et effrayé, et s'éloigna.

- Ne me regarde pas comme ça ! (Elle se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle lança :) Je ne suis plus jeune, et alors ? Ta femme sera bien comme moi un jour.

20

Tout en montant dans l'ascenseur pour ce qu'elle croyait être la dernière fois, Jeanne se demandait si Paul l'attendrait et quelle surprise il lui réservait. Elle avait l'impression que tous les deux n'avaient plus rien à gagner, qu'ils avaient franchi ensemble la dernière frontière. Mais pour elle, l'aventure continuait, bien qu'elle sût pertinemment que les dangers s'étaient quelque peu accrus.

Elle sortit de l'ascenseur et ouvrit la porte avec sa clef. Elle se demanda si Paul avait découvert la photo qu'elle avait laissé tomber dans la poche de sa veste. C'était sa façon de le faire penser à elle, et elle se plaisait à l'imaginer en train de la contempler tout en prenant son café du matin, ou bien alors qu'il était plongé dans les activités mystérieuses de sa vie privée.

Le souvenir du rat crevé lui revint, et elle ouvrit la porte avec précaution. Ce fut le silence qui l'accueillit, et la lumière du soleil se reflétant sur les murs du salon rond. Elle retint son souffle en voyant les pièces vides. Le mobilier avait disparu. Elle passa rapidement de pièce en pièce, trouvant la confirmation de ce qu'elle avait du mal à croire, mais l'appartement avait exactement le même aspect que le premier jour. Même le matelas avait disparu. Les murs semblaient encore plus nus qu'avant, les taches sombres laissées par les tableaux disparus avaient un air plus délaissé. Seule l'odeur de leurs rencontres subsistait, et commençait déjà à faire partie des relents plus vagues de décadence qui flottaient dans tout l'appartement.

Elle sortit en courant laissant la porte ouverte derrière elle, et redescendit par l'ascenseur jusque dans l'entrée pleine d'ombres. La fenêtre de la loge de la concierge était ouverte et Jeanne apercevait le large dos de la Noire penché sur quelque tâche obscure. Jeanne s'approcha d'elle et s'éclaircit bruyamment la voix, mais la femme ne broncha pas. Elle fredonnait un air de Verdi qui ressemblait plutôt à un gémissement prolongé.

- Excusez-moi, dit Jeanne, vous vous souvenez de l'homme du numéro quatre ?

Les paroles de Jeanne parurent résonner dans tout l'immeuble, et elle se rappela le premier jour où elle était venue, l'exaspération qu'elle avait éprouvée à s'efforcer d'obtenir une clef. La Noire conservait ses secrets, et elle secoua la tête sans même se retourner.

- Il habite ici depuis plusieurs jours, insista Jeanne.

- Je ne connais personne, je vous le dis, fit la femme. Ils louent, ils sous-louent. Le type du numéro quatre, la femme du numéro un. Qu'est-ce que j'en sais, moi ?

Jeanne ne pouvait pas croire que Paul avait déménagé. Elle s'attendait bien à une surprise, mais évidemment pas à celle-là.

- Et les meubles ? dit-elle. Où les a-t-il emportés ? L'appartement est vide.