Jeanne éprouva une brusque et violente envie de s'en aller. Quelque chose la menaçait ici, elle tourna les talons et repartit en courant dans le couloir jusque dans l'entrée. Elle ouvrit la porte, sortit sur le palier et la ferma sans même un dernier regard derrière elle.
Elle avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée depuis la première fois où elle était venue dans cet immeuble humide et froid. La fenêtre de la concierge était encore ouverte lorsqu'elle sortit de l'ascenseur, mais la femme avait disparu. Jeanne fut très étonnée à l'idée qu'elle pouvait effectivement se déplacer tant elle avait l'air obèse et elle laissa la clef sur le comptoir. L'idée ne lui vint même pas de laisser un mot. Comme elle sortait, elle entendit la porte à côté de l'ascenseur s'ouvrir, et elle jeta un rapide coup d'œil pour voir la main émaciée déposer sur la mosaïque une autre bouteille vide.
La rue Jules-Verne n'avait pas changé. Pas un ouvrier n'était monté dans l'échafaudage, les voitures semblaient garées là en permanence, la rue était nette et vide. Elle passa rapidement devant le café et traversa la rue, laissant derrière elle ce décor devenu familier. Un grand sentiment de soulagement l'envahit, mêlé de tristesse. Elle n'avait qu'une envie, c'était de s'en aller.
Le viaduc du métro aérien se dressait devant elle, et, au-dessus, le bleu limpide du ciel d'hiver. Le soleil filtrait entre l'architecture métallique du pont. Les mains enfoncées dans les poches de son manteau de daim, la tête basse, Jeanne se mit à traverser la Seine, sans songer à ce qui l'attendait peut-être.
21
Paul avait enterré sa femme et déménagé le mobilier de la rue Jules-Veme, et il se sentait purifié. Pour la première fois depuis le suicide de Rosa, cette réalité ne pesait pas trop lourdement sur son esprit. En fait, il éprouvait une légèreté et même un vague optimisme comme il n'en avait pas connu depuis des années. Les angles déments de l'horizon de Paris, les branches d'un blanc osseux des sycomores qui bordaient la Seine, le rythme du métro qui passait, la fraîcheur de la brise - tout cela lui semblait autant de détails agréables et uniques à savourer, des détails qui pouvaient compter dans sa vie. Et la vue d'une fille en maxi manteau blanc, la tête baissée et enfouie dans un col de renard blanc, s'approchant de lui à pas mesurés, était une affirmation qu'on ne pouvait nier.
Jeanne ne prêtait aucune attention à ce qui l'entourait, à cela près que le fracas du métro qui passait au-dessus de sa tête, la rumeur des gens autour d'elle étaient autant de menues irritations. Elle ne pensait qu'à la douceur fade de sa propre existence, et qu'à la futilité des relations humaines. L'homme qui s'arrêta à sa hauteur, tourna les talons et lui emboîta le pas n'était qu'un contretemps qu'elle n'avait qu'à ignorer.
Pendant quelques instants, ils marchèrent du même pas, puis il la dépassa un peu et elle fut contrainte de le regarder.
- C'est encore moi, dit Paul d'un ton léger, esquissant un salut de la main.
Elle ralentit, mais sans s'arrêter. L'élégance de Paul la surprit. Il portait un blazer bleu marine de bonne coupe, agrémenté d'une chemise à rayures vert pâle, avec une large cravate de soie. Il avait un air tiré à quatre épingles, et sa démarche reflétait son assurance. Elle ne se fiait plus à lui.
- C'est fini, dit-elle.
- C'est fini, reconnut-il, en haussant les épaules et en sautillant pour se maintenir à sa hauteur. Alors, ça recommence.
- Qu'est-ce qui recommence ?
Elle le regarda et trouva qu'il avait l'air plus ouvert, et par conséquent vulnérable. C'était comme si, loin de cet appartement, il s'était dépouillé d'on ne sait quelle cuirasse protectrice, comme un animal en train de muer, émergeant de sa tanière. En plein air toutefois, Jeanne éprouvait de la réserve. L'appartement leur avait servi de défense à tous les deux, mais sous l'éclairage cru du monde extérieur, elle tenait à garder ses secrets.
- Je ne comprends plus rien, dit-elle en hâtant le pas.
Il lui prit le bras et la guida vers l'escalier menant aux quais du métro. Elle était crispée, surprise par l'insistance avec laquelle il la poursuivait : c'était assurément quelque chose de nouveau, se dit-elle. Paul s'arrêta dans l'ombre de l'entrée et lui toucha la joue. Jeanne se détendit. Elle savait que c'était sans espoir mais elle ne pouvait pas le plaquer là comme ça.
- Allons, il n'y a rien à comprendre, dit Paul.
Et sans lui laisser le temps de répondre, il l'embrassa doucement sur les lèvres. Il sentit sa chaleur et la réalité de sa chair. Pour lui maintenant, elle n'était qu'une femme, et une femme séduisante. Pour elle, c'était le premier geste de tendresse de sa part dont elle pût se souvenir.
Ils arpentèrent le quai de la station, bras dessus bras dessous, comme une jeune nièce capricieuse et un oncle bienveillant échangeant des confidences.
- Nous avons quitté l'appartement, expliqua Paul, et maintenant nous nous retrouvons, avec l'amour et tout le reste.
Il lui sourit, mais Jeanne secoua la tête.
- Quel reste ? demanda-t-elle.
Il n'eut pas le temps de répondre, car la rame entrait en gare, et ils y montèrent du même élan, Paul l'entraînant et la guidant jusqu'à une banquette vide. Ils s'assirent, blottis l'un contre l'autre, comme des amoureux.
- Écoute, dit-il, heureux de pouvoir parler de lui et d'être libéré de son chagrin. J'ai quarante-cinq ans et je suis veuf. J'ai un petit hôtel pas très brillant, mais ça n'est pas tout à fait un bouge. Et j'avais l'habitude de vivre un peu au hasard, en me fiant à ma chance, mais là-dessus je me suis marié. Ma femme s'est suicidée.
La rame s'arrêta dans un crissement métallique. Des voyageurs se précipitèrent vers les portes et déferlèrent sur le quai. Paul et Jeanne se regardèrent, et brusquement descendirent à leur suite. Elle se rendit compte qu'elle ne voulait pas l'entendre parler de sa vie, qui semblait triste et un peu sordide. Ils montèrent en silence les marches de la station pour déboucher dans la belle ordonnance de la place de l'Etoile baignée de soleil.
- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Jeanne.
- Tu m'as dit que tu étais amoureuse d'un homme et que tu voulais vivre avec lui. C'est moi que tu aimes. Alors, on va vivre ensemble. On sera heureux. On pourra même se marier, si tu veux.
- Non, fit-elle, lasse d'errer ainsi sans but. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
- Maintenant, on va prendre un petit verre, on va fêter ça, on va être gai.
Paul croyait ce qu'il disait, mais il ne savait pas très bien comment distraire une jeune femme dans l'après-midi. Ça n'avait d'ailleurs pas d'importance. Si elle l'aimait, ils seraient contents partout où ils s'arrêteraient. L'idée de lui faire la cour dans les formes le séduisait. Il avait besoin de s'amuser et de la convaincre qu'il en était capable.
- Oh, bien sûr, je ne suis pas le parti rêvé. J'ai attrapé une saloperie quand j'étais à Cuba en 1958, et maintenant j'ai une prostate grosse comme une patate. Mais je suis encore capable de tirer mon coup convenablement, même si je ne peux plus avoir d'enfants.