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Jeanne était en proie à des sentiments mêlés. Elle était encore attirée vers lui par le souvenir de leur aventure, mais repoussée par un dégoût vague et qui allait s'affirmant. Sous le brillant soleil d'hiver, elle se sentait exposée.

- Voyons, dit Paul, cherchant autre chose à lui dire. Je n'ai pas de bistrot habituel, je n'ai pas d'amis. Je pense que si je ne t'avais pas rencontrée, je me serais probablement retrouvé à finir mes jours sur un rond de cuir avec des hémorroïdes.

Elle se demanda pourquoi ses allusions étaient toujours si anales. Il s'arrêta soudain au milieu du trottoir, la retenant par la manche de son manteau, et revint sur ses pas pour jeter un coup d'œil à un dancing devant lequel ils venaient de passer. Les échos d'un orchestre de danse arrivaient jusqu'à eux, mais de la rue, la salle semblait vide.

- Et pour rendre assommante encore une longue et assommante histoire, poursuivit Paul, en l'entraînant dans le dancing, je suis d'une époque où un type comme moi s'arrêtait volontiers dans une boîte comme ça, pour lever une petite mignonne comme toi. Dans ce temps-là, on disait une souris.

Ils entrèrent bras dessus bras dessous. La salle résonnait d'une musique qui ne provenait pas d'un véritable orchestre de danse, mais d'un phonographe posé sur une table au milieu d'une pile de disques dans leurs pochettes de couleurs vives. La salle ressemblait plutôt à une grange, avec un grand dôme en guise de plafond, et l'éclairage cru fourni par des douzaines de globes qui pendaient au bout de leur chaîne. Des rangées de tables dominaient la piste. Un concours, de danse se déroulait. Plusieurs douzaines de couples, dans des tenues qui avaient été à la dernière mode quinze ans auparavant, évoluaient en faisant des pas étranges, que Jeanne n'avait jamais vus. Les hommes avaient de longs favoris à la Valentino, et les cheveux laqués des femmes étincelaient sous les lumières. Ces couples les faisaient songer à des oiseaux au plumage vif en train de se pavaner dans une cage, sous le regard sévère d'hommes et de femmes d'un certain âge assis à une longue table en bois d'un côté de la piste. Devant ces observateurs, s'alignaient des feuilles de papier et des crayons. Chaque concurrent avait un numéro tracé sur un grand carré de carton épinglé dans le dos et, tandis qu'ils tournoyaient, les juges se démanchaient le cou pour suivre leurs évolutions. Quelques serveurs étaient là en spectateurs, mais dans l'ensemble la salle était vide. On avait mis des nappes blanches sur les tables bordant la piste, mais sur celles des autres rangées, des centaines de chaises étaient posées, les pieds en l'air. Une balustrade en bois séparait les danseurs des immensités désertiques de la salle de bal, devenue ce jour-là temple du tango.

Paul fit traverser la piste à Jeanne et ils allèrent s'installer au second rang où un garçon leur prépara une table avec un empressement un peu bourru. Paul commanda fastueusement du champagne et vint s'asseoir en face de Jeanne. Il savait qu'elle percevrait l'humour de cette situation. Eux deux, c'était tout ce qui comptait, et l'absurdité du décor qui les entourait pourrait se révéler amusante. Mais Jeanne ne pouvait détacher son regard des concurrents. Ils avaient l'air si grotesque à tournoyer dans cette grande salle sinistre, activés par cette musique grinçante et par l'envie d'être élus par un jury de vieillards.

Le garçon apporta le champagne, emplit leurs coupes à ras bord et les laissa seuls. Jeanne appuya sa tête sur ses coudes. Paul vint s'asseoir auprès d'elle.

- Je suis absolument navré de vous déranger, dit-il, prenant un accent britannique pour l'amuser, mais j'ai été si frappé par votre beauté, que j'ai voulu vous offrir une coupe de champagne.

Elle se contenta de tourner vers lui un regard vide.

- Cette chaise est occupée ? demanda Paul, poursuivant la plaisanterie, bien qu'il sût qu'elle s'en fichait pas mal.

- Comment ? dit-elle. Non, elle n'est pas prise.

- Je peux ?

- Si vous voulez.

Paul s'assit après s'être incliné cérémonieusement et porta une coupe de champagne jusqu'aux lèvres de Jeanne, mais celle-ci détourna la tête. La parodie semblait trop proche de la vérité, et tous deux semblaient mal à l'aise. Paul but une longue gorgée et emplit de nouveau sa coupe. Les choses n'allaient pas tout à fait comme il l'avait prévu.

- Tu sais danser le tango ? demanda-t-il, et Jeanne secoua la tête. C'est un rite, tu sais ce que ça veut dire, un rite ? Tiens, il faut que tu suives les jambes des danseurs.

Il héla le serveur et commanda une bouteille de scotch et des verres. Le garçon le regarda un moment, puis s'en alla chercher le whisky. Paul avait envie de s'amuser, de dépenser de l'argent, de faire la fête, et peu lui importait ce que les autres en pensaient, sauf Jeanne.

- Tu n'as pas bu ton champagne, et maintenant il est tiède. Je t'ai commandé un scotch.

Le garçon apporta la bouteille, puis il repartit vers le fond de la salle. Leur table était isolée, Paul servit à chacun une généreuse rasade.

- Tu ne bois pas ton scotch, dit-il d'un ton de doux reproche. Allons, une gorgée pour papa.

Il approcha le verre des lèvres de Jeanne. Elle le regarda avec tristesse et Paul sentit monter en lui un désespoir grandissant. Mais elle but quand même, sachant que cela lui ferait plaisir, bien que le whisky lui brûlât la gorge.

- Maintenant, si tu m'aimes, tu vas boire tout ça.

Elle but une nouvelle gorgée.

- D'accord, je t'aime.

Ça n'était qu'une phrase.

- Bravo ! dit Paul.

- Parle-moi de ta femme.

C'était le seul sujet dont Paul n'avait pas envie de parler. C'était du passé maintenant : il allait s'amuser, il allait commencer une vie nouvelle.

- Parlons de nous, dit-il.

Jeanne jeta un coup d'œil autour d'elle, vers les danseurs et les juges, vers le petit groupe de serveurs dans l'ombre de la salle.

- Cet endroit est si minable.

- Oui, je suis là, n'est-ce pas ?

Jeanne fit d'un ton sarcastique :

- Monsieur le maître d'hôtel.

- Ça n'est pas très gentil.

Paul décida qu'elle voulait tout simplement le taquiner. Après les rencontres brûlantes de passion qu'ils avaient connues, cela semblait impossible qu'elle pût se moquer de lui. Mais pour elle, plus Paul en racontait sur son compte, moins il devenait séduisant.

- En tout cas, petite idiote, reprit-il, je t'aime et je veux vivre avec toi.

- Dans ta taule.

Elle avait dit cela presque en ricanant.

- Dans ma taule ? Comment cela ? (Paul commençait à s'énerver, et le whisky n'arrangeait rien. Jeanne ne paraissait pas s'en apercevoir). Qu'est-ce que ça peut foutre que j'aie une taule, un hôtel ou un château ? Je t'aime ! Alors qu'est-ce que ça change ?

Jeanne alla s'asseoir sur la chaise à côté, craignant qu'il ne la frappe. Elle prit son verre et but son whisky sec d'un trait. Cette salle, les danseurs, Paul, elle-même, tout ça la déprimait. Ça n'était pas la peine de continuer, mais elle ne voulait pas l'avouer, pas plus à Paul qu'à elle-même.

Apaisé de l'avoir vue boire, Paul vida son verre à son tour. Puis il les remplit tous les deux. L'alcool lui donnait de l'ardeur, et en même temps il sentait le désespoir silencieux qui montait. Jeanne contemplait la piste de danse. La musique et les couples, avec leurs grands numéros dans le dos, tournoyaient de plus en plus vite, à mesure que son esprit s'embrumait. Elle regrettait d'avoir bu si vite, mais maintenant le scotch lui avait donné soif. Elle observait les jambes des danseurs. Ils avançaient à longs pas glissants en secouant la tête comme des mécaniques.

Brusquement la musique s'arrêta. Les danseurs pivotèrent et regagnèrent leurs places, pour s'asseoir au bord de leurs chaises arborant un sourire crispé, la tête tournée vers les juges.