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Une femme d'un certain âge, vêtue d'une robe à fleurs dans des rouges et des violets qui juraient atrocement, le nez chaussé de lunettes à monture métallique, se leva derrière la longue table et annonça d'une voix forte :

- Le jury a choisi les dix meilleurs couples suivants.

Elle ajusta ses lunettes et prit un papier devant elle. Un grand silence tomba dans la salle pendant qu'elle se mettait à lire les numéros. L'un après l'autre, les élus revenaient sur la piste, se pavanant et tournoyant pour se mettre en place l'un en face de l'autre, attendant la musique. La piste peu à peu s'emplit de couples prêts au départ. Ils étaient là, crispés, à se regarder sans se voir. Jeanne trouvait qu'ils avaient l'air de mannequins.

La femme en robe à fleurs leva les mains dans un grand geste et cria :

- Et maintenant, mesdames et messieurs, bonne chance pour le dernier tango !

Ses paroles retentirent dans la vaste salle, le jugement fatal était proche.

La musique aussitôt éclata, mélodieuse et infiniment déprimante pour Jeanne, qui apercevait la lumière du jour filtrant par la porte qui donnait sur la rue. D'être ivre l'après-midi et de regarder ces automates lui donnait envie de pleurer. Paul était assis en face d'elle, il regardait les danseurs par-dessus son épaule, morose et imprévisible. Une fois de plus.

Jeanne essaya d'observer les jambes des danseurs. Ils évoluaient parfaitement à l'unisson, chaque couple plongeant et glissant, puis revenant en arrière avec des gestes stylisés, des sourires figés, le regard et le visage impassibles. Elle commençait à se demander si c'était vraiment des gens. On ne pouvait les imaginer se livrant à des activités humaines ordinaires.

- Donne-moi encore du whisky, dit-elle à Paul.

- Oh, je croyais que tu ne buvais pas.

- J'ai soif maintenant, je veux boire encore.

Paul se leva et fit d'un pas incertain le tour de la table.

- Très bien. Je crois que c'est une bonne idée.

Il versa soigneusement du scotch dans leurs verres. Jeanne se sentait la tête qui tournait, et elle prit le verre avec précaution.

- Attends une minute, dit Paul sans lui laisser le temps de boire. (Il parlait d'une voix pâteuse, s'apprêtant à porter un toast). Parce que... Parce que tu es vraiment belle...

Jeanne crut que c'était le toast, et elle but.

- Attends ! cria-t-il en reposant violemment son verre sur la table.

Du scotch gicla sur sa main et vint couler sur le plancher.

- Bon.

- Je suis désolé, je suis absolument désolé, dit-il reprenant son accent anglais. Je ne voulais pas renverser du whisky.

Jeanne leva son verre :

- Allons, portons un toast à notre vie à l'hôtel.

- Non, merde pour tout ça.

Paul renversa une chaise d'un coup de pied en venant s'asseoir auprès d'elle. Il s'appuya pesamment contre elle, et elle remarqua les rides autour de ses yeux, ses cheveux clairsemés. Tout ce qu'elle avait dit de lui dans l'appartement la veille était vrai. C'était un vieil homme, et maintenant il sentait même le vieux. Jeanne ne pouvait pas le regarder sans penser à son corps. Elle n'avait encore jamais pensé à son tour de taille, aux plis de sa peau. Le secret dont il entourait son nom et son existence l'avait faussement préservé.

- Allons, dit Paul, portons un toast à notre vie à la campagne.

- Tu aimes la nature ? Tu ne m'avais jamais dit ça.

- Oh, bon Dieu !

Paul savait que ce qu'ils feraient à la campagne, ce serait l'amour. Pourquoi se moquait-elle de lui ? Il ajouta, se prêtant à son jeu :

- Hé, oui ! je suis un enfant de la nature. Tu ne me vois pas au milieu des vaches ? Tout couvert de bouse ?

- Oh, bien sûr que si.

- Pourquoi pas ? demanda-t-il, vexé.

- Très bien, nous aurons une maison et des vaches et je serai ta vache aussi.

- Écoute, dit-il avec un rire rauque. J'irai te traire deux fois par jour. Qu'est-ce que tu en dis ?

- J'ai horreur de la campagne, avoua-t-elle, pensant à la villa de banlieue.

Tout devenait obscène, tout était souillé par l'alcool et par ces corps vidés de toute énergie qui tournoyaient inlassablement.

- Comment ça, tu détestes la campagne ? demanda-t-il.

- Je la déteste.

Jeanne se leva et prit appui sur le dossier de sa chaise. Elle sentait qu'elle avait besoin de sortir.

- Je préfère aller à l'hôtel, dit-elle.

Et cette idée ne lui parut pas trop ridicule. Peut-être y avait-il encore une chance, songea-t-elle, peut-être que Paul, que les gestes de Paul, que les paroles de Paul lui sembleraient différents quand il se retrouverait seul avec elle dans une chambre. Peut-être qu'elle pourrait oublier tout cela et ce qu'il lui avait dit.

- Viens, allons à l'hôtel.

Mais Paul lui prit la main et l'entraîna vers la piste de danse. Ils descendirent lourdement la marche, leurs pas retentissant bruyamment sur le plancher, mais le bruit de la musique noyait tout cela.

- Dansons, dit Paul.

Jeanne secoua la tête, mais Paul insista, l'entraînant vers le centre de la piste. Les danseurs firent semblant de ne pas les remarquer.

- Viens, fit-il d'un ton enjôleur, dansons.

Ils se mêlèrent en trébuchant aux concurrents. Jeanne sentait ses jambes se dérober sous elle. La musique et l'atmosphère renfermée de la salle de bal semblaient se combiner aux effets du whisky, puis elle sentit les relents d'une douzaine de parfums différents. Les projecteurs l'aveuglaient, les autres couples les frôlaient, avec une grâce stylisée qui rendait ridicules les sautillements de Paul. Il l'étreignit avec fougue, leva une jambe puis la replia derrière lui, singeant les autres. Il avançait et reculait à grands pas, le menton levé dans une pose théâtrale, levant les genoux bien haut, et faisant claquer ses pieds sur le plancher. Il voulut faire tournoyer Jeanne devant lui, mais elle glissa et s'écroula lourdement sur la piste.

- Tu ne veux pas danser ? demanda Paul.

Il se mit à danser tout seul, pirouettant et plongeant au milieu des couples qui ne manquaient jamais un pas. C'était absurde, et Paul s'en amusait. Il se sentait bien, grisé par le whisky et par le spectacle. Sa vie nouvelle commençait tout juste, et il allait la vivre pleinement, comme il en avait envie. Il tenta de faire un bond et retomba à genoux.

La femme en robe à fleurs se leva, muette d'indignation. Les autres juges se rassemblèrent autour d'elle, en chuchotant avec indignation, mais aucun d'eux ne semblait disposé à s'approcher de ce couple ivre et irrévérencieux.

- La piste est déjà pleine ! cria la femme en robe à fleurs, agitant les bras et s'avançant vers Paul. Vous exagérez.

Comme tout le reste, elle le prenait au sérieux.

Paul trouva cela très drôle. Il se mit à rire et à danser autour d'elle comme un matador.

- Sortez, monsieur ! Que faites-vous ?

- Madame ! dit-il, saisissant la femme par la taille et adoptant la pose du danseur de tango.

Paul se mit à la déplacer pesamment sur la piste, et elle se débattit pour se libérer. Les juges observaient la scène, scandalisés, cependant que les concurrents poursuivaient leur exhibition.

- Ça n'est pas possible, dit la femme.

- C'est l'amour, dit Paul. Toujours. L'amour toujours.

- Mais c'est un concours.

Elle finit par se libérer. Ses collègues derrière la table des juges s'avancèrent avec prudence.

- Qu'est-ce que vient faire l'amour là-dedans ? cria la femme. Allez au cinéma, si vous voulez voir l'amour. Et maintenant ça suffit, allez-vous-en !

Jeanne prit Paul par le bras et l'entraîna vers la sortie. Mais il s'arrêta au bord de la piste. Sous le regard horrifié des juges, il baissa son pantalon, se pencha en avant et tendit le derrière dans leur direction. Les spectateurs poussèrent une exclamation de stupeur.