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Jeanne et lui quittèrent la piste en trébuchant. Ils s'arrêtèrent dans un coin d'ombre, au milieu des tables retournées et s'assirent lourdement contre le mur. La musique continuait, imperturbable et indifférente.

- Beauté de mon cœur, assieds-toi devant moi, dit Paul en essayant de toucher la joue de Jeanne.

Mais elle détourna la tête. Elle poussa un gémissement de réelle angoisse.

- Garçon ! (Paul claqua des doigts, mais aucun serveur ne vint. Ils étaient seuls). Champagne ! cria-t-il en agitant les mains au rythme de la musique. Si la musique est la nourriture de l'amour, alors jouez !

Il se tourna vers Jeanne et vit que des larmes ruisselaient sur ses joues.

- Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-il.

- C'est fini.

- Qu'est-ce que tu as ? répéta-t-il, refusant de comprendre ce qu'elle disait.

- C'est fini.

- Qu'est-ce qui est fini ?

- Nous n'allons plus jamais nous revoir, jamais.

- C'est ridicule.

Paul fit un geste pour chasser ses paroles. Puis il lui prit la main et la poussa à l'intérieur de son pantalon. Il répéta doucement :

- C'est ridicule.

- Ça n'est pas une plaisanterie.

Jeanne lui prit le sexe au creux de sa main et se mit à le caresser. Elle regardait droit devant elle, les larmes ruisselant toujours sur ses joues.

Paul s'adossa au mur.

- Oh, petite salope, soupira-t-il.

- C'est fini.

- Écoute, quand quelque chose est fini, ça recommence.

- Je vais me marier, dit Jeanne d'un ton mécanique. Je m'en vais. C'est fini.

Sa main s'agitait plus vite.

- Oh, seigneur !

Paul eut un orgasme et Jeanne retira sa main, dégoûtée. Elle avait l'impression qu'elle venait de le traire et de le vider de ce qui lui restait de force. Elle s'essuya la main sur le mouchoir de Paul.

- Voyons, dit-il, en essayant de plaisanter devant son mouvement visible de répulsion, ça n'est pas une barre de métro, c'était ma queue.

La musique s'arrêta et la salle se remplit de l'écho de pas traînants, tandis que les juges proclamaient les vainqueurs du concours. Jeanne ne comprenait pas les mots, mais ça n'avait pas d'importance. Elle voyait la scène - et Paul et elle en faisaient partie. Il était devenu laid, sans raison d'être, son sexe inutile. Elle le regarda et se trouva en face d'une épave ivre. Elle le méprisait, et elle se méprisait elle aussi.

- C'est fini, dit-elle - et elle se leva en se dirigeant vers la porte.

- Une minute, cria Paul. Attends, petite conne !

Il se remit péniblement debout et referma son pantalon. Lorsqu'il arriva à la porte, Jeanne s'éloignait déjà d'un pas vif.

- Merde ! fit Paul, aveuglé par la brusque lumière et chancelant sur ses pieds. Attends une minute, bon Dieu !

Il se lança à sa poursuite, mais Jeanne hâta l'allure. Le bruit des pas de Paul derrière elle lui faisait peur.

- Hé, mignonne ! cria-t-il d'un ton moqueur, mais Jeanne ne se retourna pas. Viens ici !

Elle traversa la rue au carrefour, juste au moment où le feu passait au vert, et Paul fut obligé d'attendre. Sa colère et sa déception grandissaient. Il se rendit compte brusquement que si elle le quittait maintenant, il ne la reverrait jamais.

- Reviens ! cria-t-il, se précipitant au milieu des voitures qui se mirent à klaxonner furieusement. Je m'en vais te rattraper, mignonne !

Ils couraient tous les deux. Ils passaient tour à tour dans l'ombre des platanes qui bordaient le trottoir et les taches de soleil soulignaient la contradiction de la scène : une jolie fille avec son manteau ouvert et les cheveux au vent, poursuivie par un homme assez vieux pour être son père, qui n'avait pas assez de souffle, pas assez de grâce pour ce genre d'épreuve. Ils auraient pu être reliés par un cordon invisible qui se raccourcissait quand elle ralentissait le pas, puis se rallongeait lorsqu'elle s'éloignait. Mais ce lien invisible ne se rompait jamais. Ils demeuraient partenaires dans un curieux rituel, isolés du monde qu'ils traversaient en courant.

C'était l'heure d'affluence dans les magasins, et les Champs-Élysées étaient pleins de monde. Jeanne courait toujours, plongeant parmi des vagues successives de passants et en émergeant, parvenant à garder toujours un peu d'avance sur Paul. Sa peur ne fit que croître lorsqu'elle s'aperçut qu'il ne renonçait pas, et, affolée, elle essaya de penser à un endroit où elle serait en sûreté. Elle ne trouva que l'appartement de sa mère, rue Vavin ; elle était certaine que Paul ne tiendrait pas si longtemps.

Il avait déjà perdu du terrain et elle ralentit le pas, l'observant par-dessus son épaule. À une soixantaine de mètres l'un de l'autre, ils passèrent devant le Grand Palais, superbe dans le soleil de l'après-midi, puis ils traversèrent le pont Alexandre III, le bruit de leurs pas se perdant dans la rumeur de la circulation. Paul ne se laissait pas trop distancer, bien qu'il fût hors d'haleine et qu'il eût un point de côté.

Boulevard Raspail, Jeanne se retourna vers lui et cria : « Arrête ! Arrête ! » Puis elle repartit en courant.

- Attends ! supplia Paul, mais en vain.

Il repartit de l'avant. Jeanne approchait de l'immeuble de sa mère et elle ralentit. Elle ne voulait pas que Paul la suive là, et elle ne voyait pas d'autre alternative. Elle entendait ses pas lourds derrière elle. Il finit par la rattraper, pouvant à peine respirer, et il lui saisit le bras.

- C'est fini ! fit-elle en se dégageant d'une secousse. Ça suffit.

- Hé, du calme !

Paul s'adossa au mur et essaya de la raisonner, mais elle passa devant lui.

- Arrête ! cria-t-elle. Va-t'en maintenant, va-t'en !

Paul trottinait derrière elle, cherchant toujours à reprendre son souffle.

- Je ne peux pas gagner, dit-il. Laisse-moi souffler un peu.

Au prix d'un grand effort, il passa devant elle et lui barra le chemin. Il souriait, désespérant de reprendre la situation en main, les poings sur les hanches.

- Alors, petite conne ! lui dit-il d'un ton affectueux.

Jeanne lui dit rapidement en français :

- Cette fois-ci, je vais appeler la police.

Il décida alors de ne pas la laisser partir. Il ferait n'importe quoi pour l'empêcher de s'éloigner. Elle était sa dernière chance d'aimer.

Elle passa devant lui.

- Enfin, merde, je ne t'empêche pas de passer, dit-il d'un ton amer. Je veux dire, après vous, mademoiselle.

Elle s'arrêta au coin de la rue regardant la porte cochère de l'immeuble de sa mère. Elle tremblait et s'efforçait de maîtriser l'affolement qui menaçait de la faire se précipiter sous le porche. Paul comprit qu'elle avait vraiment peur. Il pourrait la rassurer plus tard, songea-t-il, quand il aurait découvert où elle habitait.

- Au revoir, petite sœur, dit-il en passant devant elle, d'ailleurs, tu as l'air trop tarte. Je me fous pas mal de ne jamais te revoir.

Il continua sa marche, faisant semblant d'avoir perdu tout intérêt. Jeanne le suivit des yeux, puis tourna les talons et traversa la rue en courant. Elle s'engouffra dans l'immeuble, mais au moment où elle refermait la porte, Paul arriva en trombe et déboucha dans l'entrée juste à l'instant où Jeanne fermait la porte de l'ascenseur. Elle le regarda, terrifiée, saisir la frêle poignée métallique et s'efforcer d'ouvrir la porte.

L'ascenseur s'élevait lentement.

- Merde ! fit Paul.

Bondissant dans l'escalier, il s'efforça de rattraper l'ascenseur.

- Tu es fini ! cria Jeanne en français, fini...

Il arriva au palier du premier étage et empoigna la porte de l'ascenseur, mais trop tard. La cabine continuait à monter, avec Jeanne tapie dans le fond.