La sonnerie d'un téléphone arriva comme une intrusion. Jeanne décrocha le combiné dans la chambre en même temps que Paul répondait dans la salle à manger. La voix inconnue se tut bientôt et l'homme qui avait appelé raccrocha, mais Paul et Jeanne écoutaient toujours, chacun guettant le souffle de l'autre. Elle aurait voulu qu'il lui parle, qu'il fasse une petite confession - rien qu'un petit aveu de faiblesse - pour qu'elle puisse trouver la force simplement de se lever et de partir. Elle n'était même pas capable de raccrocher, et pourtant elle avait envie de reposer le combiné avec violence sur son support vieillot. Ce fut cette arrogance constante qu'il montrait qui la retint. Peut-être Paul s'en doutait-il, car il était fier de son pouvoir.
Il reposa l'appareil sur le parquet, se releva et traversa rapidement le salon circulaire pour s'engager dans le couloir. Il l'aperçut agenouillée dans la chambre, tournant le dos, écoutant toujours. Dans le soleil, ses cheveux avaient des reflets orangés, comme s'ils brûlaient ; de son autre main, elle repoussait les pans de son manteau et à un moment il regarda les muscles tendus de ses cuisses.
Il s'approcha d'elle sans bruit, surprit sur son visage une expression d'enfant gourmande. Jeanne passait machinalement sur sa lèvre le bout de sa langue. Ce fut alors qu'elle le vit. Elle s'empressa de raccrocher, confuse et un peu effrayée ; elle n'osait pas le regarder. En cet instant elle le redoutait et le détestait tout à la fois.
- Alors, vous avez décidé ? demanda-t-elle sans pouvoir dissimuler le ressentiment qu'il y avait dans sa voix. Vous le louez ?
- Ma décision était déjà prise.
Son autorité s'étant ainsi affirmée, il se radoucit.
- Maintenant je ne sais plus, dit-il. Il vous plaît ?
Il lui prit la main pour l'aider à se relever. Il sentit autour des siens ses doigts à elle, frais, lisses et tendres ; elle fut sensible à cette force qu'on devinait dans cette large paume et dans ces doigts jadis rendus calleux par des travaux manuels. C'était la première fois qu'ils se touchaient, et leurs mains s'attardèrent. Jamais elle ne s'était sentie si vulnérable.
- Il vous plaît ? répétât-il tandis que leurs mains se séparaient. L'appartement ?
- Il faut que j'y réfléchisse, dit-elle, inquiète.
C'était difficile de réfléchir à quoi que ce soit.
- Réfléchissez vite, fit-il et cette formule banale dans sa bouche sonnait comme une menace.
Il la laissa. Jeanne entendit le bruit de ses pas dans le couloir, la porte d'entrée qui claquait, puis rien que le bruit de sa propre respiration. Un coup de klaxon retentit brièvement dans la rue en bas, suivi du silence total. Il est parti, se dit-elle, et tout d'un coup elle se sentit vidée. Elle ramassa son chapeau sur le sol et retraversa le salon pour sortir, plongée dans ses pensées. Elle releva la tête, stupéfaite.
Paul l'attendait, appuyé au mur. Directement éclairé par le soleil, il avait l'air encore plus grand, avec son menton levé et ses yeux voilés par ses paupières à demi closes. Il avait les bras croisés sur la poitrine ; son manteau était ouvert, révélant son torse large et musclé, ses jambes.
- Je croyais que vous étiez parti, dit Jeanne.
- Je suis allé fermer la porte à clef. (Il s'approcha lentement d'elle, fixant ses grands yeux humides qui reflétaient plus de résignation que d'appréhension). J'ai eu tort ?
- Non, non, fit-elle, en essayant de reprendre son souffle. Je croyais simplement que vous étiez parti.
Ces paroles flottaient dans l'air comme une invitation.
En une seconde Paul fut devant elle. Il lui prit le visage entre ses mains et l'embrassa en plein sur les lèvres. Dans sa confusion, elle laissa tomber son chapeau et son sac et posa les mains sur les larges épaules de Paul. Pendant un moment, ils restèrent absolument immobiles. Rien dans le salon rond ne bougeait sauf les grains de poussière qui dansaient dans les rayons de soleil ; aucun son ne parvenait jusqu'à eux, pas d'autre bruit que celui de leur souffle haletant. Ils semblaient suspendus dans le temps, tout comme la beauté fanée de la pièce, ils étaient isolés du monde, loin de leur vie habituelle. La pièce parut se réchauffer pour abriter cette étreinte brève, silencieuse. Brusquement Paul la souleva dans ses bras et la porta jusqu'au mur auprès de la fenêtre, sans plus d'effort que si c'était un bébé. Elle passa les bras autour de son cou, qui paraissait aussi solide qu'un tronc d'arbre, caressa les muscles de son dos sous le tissu lisse du manteau. Il émanait de lui une odeur de sueur et de quelque chose d'autre qu'elle ne parvenait pas à identifier, et qui était plus viril que l'odeur de tous les jeunes hommes qu'elle avait connus, et cela l'excitait terriblement. Il la reposa sur le sol, mais ses mains puissantes ne la lâchaient pas, elles l'attiraient vers lui en caressant ses seins épanouis à travers le tissu de sa robe. Il la déboutonna en quelques gestes rapides et habiles et glissa ses deux mains à l'intérieur, chacune soulevant un sein ; du pouce il suivit le contour du bouton. Le contact de cette peau rugueuse l'excita et elle se plaqua contre lui.
Comme s'ils s'étaient donné le mot, chacun se mit à arracher les vêtements de l'autre. Elle l'empoigna à travers l'étoffe de son pantalon, Paul plongea la main sous sa robe, attrapa le haut de son collant et le lui arracha. Jeanne, haletante devant son audace, se cramponnait à lui, tout à la fois apeurée et impatiente. Il glissa une main entre ses jambes et la souleva presque de terre ; de l'autre il déboutonnait rageusement son pantalon. Lui empoignant les fesses à deux mains, il la souleva vers lui et l'empala.
Ils s'agrippaient l'un à l'autre comme des bêtes. Jeanne semblait grimper le long de son corps, lui serrant les hanches entre ses deux genoux, suspendue à son cou comme une enfant perdue. Il la pressait contre le mur et s'enfonçait plus profondément en elle ; pendant un moment ils luttèrent confusément, comme s'ils se battaient, mais bientôt l'accord se fit entre eux et ils se mirent à œuvrer de concert. Leurs corps avançaient et reculaient comme s'ils participaient à quelque danse aux mouvements savamment réglés. Le rythme se fit plus frénétique, la musique et le monde étaient oubliés, ils ahanaient et haletaient, se heurtant à ce mur qui protégeait leur passion, emportés par une fougue qui les dépassait, pour venir s'effondrer peu à peu et sans remords sur la moquette orange pelée.
Ils gisaient immobiles sur le sol, sans se toucher, leur souffle se calmant progressivement. Puis Jeanne roula sur elle-même, passa un bras sous sa tête et regarda le ciel. Des minutes s'écoulèrent ; ils ne disaient pas un mot.
Ils se levèrent et rajustèrent leurs vêtements, chacun tournant le dos à l'autre. Jeanne remit son chapeau sous le même angle qu'avant et passa devant lui dans le couloir, puis sortit sur le palier. Paul referma la porte à clef derrière eux ; Jeanne appela l'ascenseur détournant les yeux de Paul dans une attitude où il y avait quelque chose qui ressemblait à de la pudeur. Quelques minutes plus tôt, ils partageaient une étreinte sauvage, et maintenant qu'ils étaient sortis des limites de l'appartement, ils étaient devenus des étrangers l'un pour l'autre.
Elle fut reconnaissante à Paul lorsqu'il tourna les talons et descendit l'escalier à pied au lieu de prendre l'ascenseur avec elle. Mais ils ne purent éviter de se rencontrer dans le hall. Elle se demanda ce qu'il allait faire maintenant. Il marchait juste derrière elle. Il passa devant la loge de la concierge dont la fenêtre était soigneusement fermée et se dirigea vers la porte qu'il ouvrit pour elle.
Elle sortit dans la rue devant lui. Le soleil les aveuglait, et les rumeurs de Paris leur déchiraient les oreilles. Paul arracha à la porte la pancarte À louer, la déchira et en jeta les morceaux dans le caniveau. Ils hésitèrent un moment, puis chacun partit dans une direction opposée, et ni l'un ni l'autre ne se retourna.