Au second étage, Paul poussa l'une des portes anonymes et se trouva aussitôt confronté à ce qui paraissait être le décor d'un massacre. On aurait dit qu'il y avait du sang partout : il avait éclaboussé le carrelage de la salle de bains, ruisselé le long du rideau de la douche qui pendait par-dessus le rebord de la baignoire et tacheté la glace au-dessus du lavabo. C'était à croire que plusieurs personnes avaient été tuées là, tant la chambre donnait une impression de violence sanglante.
Paul était partagé entre la nausée et la colère. Sans dire un mot, il traversa la pièce et se planta devant la fenêtre, attendant que la femme de chambre eût fini de nettoyer la baignoire. Il avait envie de pleurer, mais il en était incapable : il était comme engourdi.
Il ne savait absolument pas pourquoi sa femme avait fait cela, et cette ignorance rendait son chagrin plus absurde et plus esseulé encore. Il n'y avait peut-être aucune raison, sinon de le déconcerter.
L'eau coulait à flots du robinet. La femme de chambre vida dans la baignoire un seau de sang dilué, puis se redressa et dévisagea Paul d'un air morne.
Paul regardait dans la cour. Son regard plongeait dans la chambre où l'Algérien continuait de jouer du saxo ténor. L'homme avait les joues gonflées, et les muscles de ses biceps faisaient saillie tandis que ses doigts serraient les touches et levaient l'instrument au-dessus de sa tête. Sa femme, agenouillée devant lui, était en train de recoudre avec patience un bouton à sa braguette. Lorsqu'elle eut terminé, elle coupa le fil d'un coup de dents, et ce geste, sans qu'elle s'en rendît compte, approcha sa bouche de l'aine de son compagnon.
- Je voulais faire le ménage, expliqua la femme de chambre, mais la police n'a pas voulu. Ils ne croyaient pas au suicide... Il y a trop de sang partout.
Elle lança dans un coin la serpillière ensanglantée et elle en prit une autre. Puis elle s'agenouilla et se mit à essuyer le carrelage.
- Ils se sont amusés à me faire rejouer la scène, dit-elle en imitant les voix des policiers. « Elle est allée ici... et puis là... elle a tiré le rideau », j'ai tout fait comme elle. (Elle s'interrompit pour gratter avec son ongle un peu de sang séché). Les clients n'ont pas fermé l'œil de la nuit, l'hôtel était plein de flics. Et ils étaient là à inspecter tout ce sang. De vrais espions !
Paul regarda autour de lui. Le lit de cuivre aux montants ternis, la penderie éraillée, le paravent délabré sur lequel s'envolaient des oiseaux japonais : le décor typique de tous les hôtels de troisième ordre en France, et c'était pourtant ce décor que Rosa avait choisi pour mettre fin à ses jours. La chambre sentait la mort avant même son suicide.
La femme de chambre lança son chiffon dans un seau à demi plein d'une eau ensanglantée. Elle se mit à rincer le rideau de la douche.
- Ils voulaient savoir si elle était triste. Si elle était heureuse. Si vous vous disputiez, si vous vous tabassiez. Et puis quand vous vous êtes mariés. Pourquoi vous n'aviez pas d'enfant. Les salauds ! Ils m'ont traitée comme si j'étais de la crotte.
Elle avait la voix vide de toute émotion. Paul savait bien que, pas plus que les autres employés de l'hôtel, elle n'aimait Rosa, parce que celle-ci s'intéressait sincèrement à leurs petites vies mesquines et qu'ils en étaient arrivés à attendre plus qu'ils ne méritaient.
- Et puis, reprit la domestique, ils ont dit : « Un type nerveux, votre patron. Vous saviez qu'il a été boxeur ? » Et alors ? Et puis il a été acteur, et puis joueur de bongo. Révolutionnaire au Mexique, journaliste au Japon. Un jour il débarque à Tahiti, il traîne là-bas, il apprend le français...
C'était une liste des exploits dont il avait jadis été fier, mais que, depuis quelques années, il commençait à trouver dépourvus d'intérêt. Rosa aurait pu changer tout ça.
- Et puis il arrive à Paris. (La femme de chambre continuait son rapport :) Et là, il rencontre une femme qui a de l'argent, et il l'épouse... Qu'est-ce qu'il fait, votre patron ? Il se fait entretenir. (Elle haussa les épaules, sans lever les yeux de son travail). Et moi je dis : « Je peux faire le ménage maintenant ? » Et ils me disent : « Ne touchez à rien. Vous croyez vraiment qu'elle s'est tuée ? »
Elle se redressa et s'essuya les mains sur son tablier.
- Alors il m'a poussée dans un coin en essayant de...
- Pourquoi est-ce que vous n'arrêtez pas l'eau ? fit Paul l'interrompant.
Elle repoussa sur son front quelques mèches graisseuses, se pencha et ferma brusquement le robinet.
- Maintenant ça va, dit-elle, en inspectant la chambre, comme si elle n'avait rien fait de plus que nettoyer un peu après le passage d'un pensionnaire désordonné. On ne voit plus rien.
Paul se retourna et contempla la grande valise vide posée sur le lit. Elle contenait autrefois des souvenirs de Rosa, toute une collection de lettres, de photographies et de divers objets : il y avait un col de prêtre, dont il était bien incapable d'expliquer la présence. Tout cela, il l'avait caché à la police, non pas parce qu'il avait peur de les voir en examiner le contenu, mais parce qu'il voulait leur refuser ce plaisir. Ces souvenirs ne lui avaient donné aucune indication sur les raisons pour lesquelles Rosa s'était tuée ; il avait même du mal à les rattacher à son existence. Il croyait qu'il connaissait sa femme, qu'il avait fini par établir un contact durable avec un autre être humain, mais il s'était trompé. La vie de Paul avait été une succession d'abandons romantiques dans des liaisons vouées à l'échec ; chaque fois qu'il s'était lié à quelqu'un - et le plus souvent au hasard des rencontres - cela n'avait abouti à rien. Quand il était jeune, ça ne semblait pas avoir d'importance, mais il en était récemment arrivé à se dire qu'il ne durerait pas éternellement, et qu'il risquait bien de mourir tout seul.
- Qu'est-ce qu'ils ont dit à propos de la valise ? demanda-t-il.
- Ils ne croyaient pas qu'elle était vide. Tant pis pour eux.
Nonchalamment, la femme de chambre prit dans la poche de son tablier un vieux rasoir de coiffeur et le tendit à Paul.
- Voici votre rasoir, dit-elle.
- Il n'est pas à moi.
- Ils n'en ont plus besoin. L'enquête est terminée.
Paul passa le pouce sur le tranchant émoussé et froid de la lame, tâta le manche d'os bien lisse. C'était avec cet instrument que Rosa s'était donné la mort, et il n'allait pas s'en séparer.
- Ils m'ont dit de vous le rendre, dit-elle en guettant sa réaction.
Paul fourra le rasoir dans la poche de sa veste.
- Rangez la valise, dit-il.
Elle s'avança pour lui obéir.
- C'est fou ce qu'il y avait d'entailles sur son cou.
Paul l'interrompit aussitôt.
- Ils feront une autopsie, dit-il - et il quitta la chambre.
L'inspiration du joueur de saxo avait changé. La mélodie grave et sonore était plus sensuelle que mélancolique, et les pensées de Paul revinrent à la fille et aux événements de la matinée. La notion de sexe sans amour, vide de toute émotion, convenait à l'état d'esprit morbide dans lequel il était. C'était une façon de se réchauffer, si brièvement que ce fût, contre la pauvreté du désir humain et la certitude de la mort. Il y avait des meubles entreposés dans la cave de l'hôtel, et il avait déjà pris ses dispositions pour qu'on les livrât là-bas. L'idée de faire certaines concessions conventionnelles, lui plaisait. En installant quelques pauvres meubles dans l'appartement de la rue Jules-Verne, il affirmerait sa présence.