Il ne la dérangeait pas. Mère - c'était comme ça qu'elle lui avait demandé de l'appeler, et ça lui avait paru assez facile - lui inspirait des sentiments mêlés, et qui n'étaient pas tous hostiles. Elle et son sycophante de mari appartenaient à cette petite bourgeoisie qu'il méprisait, mais il savait qu'elle avait aimé sa fille et qu'elle s'était efforcée vainement de la comprendre. Paul était persuadé d'être le seul à comprendre Rosa, et les circonstances horribles dans lesquelles il avait découvert hier soir à quel point cette supposition était ridicule le rendaient aujourd'hui plus tolérant envers la mère de Rosa. Après tout, c'était Mère qui avait décidé de leur laisser l'hôtel à gérer, mais au fond ce n'était peut-être pas si bien que ça. Ils auraient peut-être eu une chance s'ils avaient quitté Paris...
Elle se retourna et l'aperçut. Pendant quelques secondes, ils hésitèrent, puis chacun fit rapidement quelques pas vers l'autre, et ils s'étreignirent. Paul la sentait très solide dans ses bras, et il se rappela ses voyages dominicaux où Rosa et lui prenaient le train pour aller la voir dans le petit pavillon où elle habitait avec son mari, près de Versailles. La spécialité de Mère, c'était le ragoût, qu'elle servait avec un petit vin blanc sec et légèrement pétillant qui ne donnait absolument pas la gueule de bois.
- J'ai pris le train de 5 heures, annonça-t-elle. (Elle tourna vers lui des yeux las, tout embués de chagrin). Oh, mon Dieu, Paul ! s'écria-t-elle.
Il ne trouvait rien à lui dire, et il redoutait ses questions. Peut-être se rendrait-elle compte à quel point toute question était vaine. Elle se retourna et se mit à fouiller machinalement parmi les bouts de papier, les boutons, les broches et autres objets personnels répandus sur la table de chevet, auprès du lit de Paul.
- Papa est couché avec une crise d'asthme, dit-elle. (Ni elle ni Paul ne regrettaient qu'il ne fût pas venu, puisque jamais il n'avait approuvé la façon dont vivaient Paul et Rosa, mais il n'avait jamais eu le courage de le leur reprocher). Le docteur n'a pas voulu le laisser sortir. Ça vaut mieux comme ça. Je suis plus forte.
Elle se dirigea vers la penderie et l'ouvrit sans lui demander la permission. Elle fouilla parmi les robes de Rosa et passa la main sur l'étagère du haut. L'un après l'autre, elle prit les sacs à main de Rosa et les aligna sur le lit. Elle les retourna successivement, sans rien découvrir qu'un vieux bâton de rouge à lèvres.
- Qu'est-ce que vous cherchez ? demanda Paul, son agacement ne faisant que croître. (Il sentait se dissiper le peu de chaleur que brusquement il y avait eu entre eux).
- Quelque chose qui m'expliquerait, dit Mère. Une lettre, un indice. Ça n'est pas possible que ma Rosa n'ait rien laissé pour sa mère. Pas même un mot.
Elle se mit à pleurer, secouée de longs sanglots. Paul ramassa les sacs et les remit en place, puis referma la porte de la penderie. Tout en haut, il y avait l'étagère qui contenait les souvenirs de Rosa, et il la contempla longuement. Il n'y avait aucune raison de ne pas lui laisser voir ces choses-là, puisqu'elles n'expliquaient rien.
- Je vous l'ai dit au téléphone, reprit-il. Elle n'a rien laissé. C'est inutile de continuer à chercher.
Il ramassa sa valise, une grande valise de toile qui semblait trop lourde pour simplement un bref séjour. Il ne tenait pas à ce qu'elle restât longtemps à l'hôtel, car sa vue lui rappelait Rosa et tous les problèmes restés sans solution.
- Il faut vous reposer, lui dit-il d'un ton qui ne souffrait pas la contradiction. Vous en avez besoin. Il y a des chambres de libres en haut.
Paul la guida vers l'escalier. Mère remarqua combien la moquette était usée, comment elle avait tendance à s'effilocher au bord de chaque marche ; elle observa aussi que l'abat-jour en verre de la lampe de cuivre auprès du bureau était fêlé, et que les rideaux tendus sur les vitres en verre dépoli de la porte d'entrée n'avaient pas été lavés depuis un an. Il flottait aussi dans l'hôtel une odeur dont elle ne se souvenait pas, - des relents de vieux camembert - et elle se félicita une fois de plus que son mari ne l'eût pas accompagnée.
Ils croisèrent un couple noir dans l'escalier. C'était l'Algérien qui jouait du saxophone et sa femme, tous deux vêtus de manteaux un peu trop grands, et tous deux souriant en exhibant des dents blanches et saines. Paul les salua de la tête, mais Mère se contenta de s'arrêter sur la marche et de les regarder descendre. Du temps où c'était elle qui dirigeait l'hôtel, jamais on n'avait loué de chambres à des nègres, et elle leva vers Paul un regard stupéfait. Il la toisa froidement, ses yeux n'exprimant rien. Il n'allait pas faciliter ces jérémiades, et se retourna sans lui laisser le temps de dire un mot puis reprit son ascension.
Les portes avaient toutes l'air d'avoir besoin d'être repeintes, et cela les faisait paraître encore plus anonymes. Derrière l'une d'elles, on entendait la femme de chambre qui passait l'aspirateur. Paul ouvrit la suivante et s'effaça pour laisser entrer Mère. Sur la minuscule commode il y avait une bouteille et un verre de lait, mais pas de fleurs. Il posa sa valise au milieu du lit qui s'affaissa dans un grand soupir de ressorts fatigués.
- Avec un rasoir ? demanda Mère.
Paul tressaillit. Il savait que la question allait venir et pourtant il n'y était pas préparé. Y répondre, c'était un peu comme céder à la nausée.
- Oui, dit-il sans passion.
- Quand est-ce que c'est arrivé ?
Paul se dit qu'il allait expliquer une fois pour toutes, et qu'après cela il n'en reparlerait jamais, en aucune circonstance.
- Je ne sais pas, commença-t-il. J'étais de nuit. Le dernier client est rentré vers 1 heure. J'ai fermé et...
Il ferma les yeux, revit la scène : une petite chambre aspergée de plus de sang qu'il ne l'aurait cru possible. Rosa, affalée dans sa baignoire, toujours redoutable et austère, même dans cette mort grandguignolesque. Il n'avait pu aller plus loin que le lit, non pas parce qu'il ne pouvait pas supporter ce spectacle, mais parce qu'il avait peur du rasoir et de ce qu'il pourrait en faire. Elle aurait pu le préparer : avoir un geste, un mot, quelque chose pour atténuer le coup et rendre son acte compréhensible. Elle aurait pu s'arranger pour que ce fût la femme de chambre ou le portier, Raymond, qui découvre cette horreur. Est-ce qu'elle voulait le faire souffrir encore plus ou bien s'en fichait-elle éperdument ? Dans les deux cas, c'était épouvantable.
- Elle s'est tuée dans la soirée, dit-il, pour terminer.
- Et ensuite ?
Sa voix était comme un écho : il aurait beau dire n'importe quoi, Paul savait qu'il y aurait toujours une autre question après.
- Je vous ai déjà raconté, dit-il, soudain très las. Quand je l'ai trouvée, j'ai appelé une ambulance.
Il ressortit dans le couloir avant qu'elle ait eu le temps de poursuivre. La chambre dont ils parlaient était juste en face, et Paul crut entendre l'eau couler dans la baignoire. Il colla son oreille au bois rugueux de la porte. Mère avait commencé à défaire sa valise sans s'apercevoir qu'il était parti.
- Après votre coup de téléphone, dit-elle, nous avons veillé toute la nuit, à parler de Rosa et de vous.
Paul se demanda si la femme de chambre avait laissé l'eau couler. Elle aurait pu le faire par méchanceté, ou bien parce qu'elle avait peur que le sang ne bouche la tuyauterie. Elle était très superstitieuse, mais Paul ne pensait pas qu'elle se fût attardée dans cette chambre.
Il revint dans celle de Mère. Elle était en train de poser avec soin ses affaires : articles de toilette, une chemise de nuit bien chaude, une robe noire pour l'enterrement. Elle regardait tout cela d'un air approbateur.
- Papa parlait à voix basse, continua-t-elle, comme si tout cela était arrivé chez nous.