Les enquêteurs avaient ainsi pu reconstituer la carrière de Togashi. A leur surprise, il avait autrefois vendu de luxueuses voitures étrangères. La société où il travaillait l’avait licencié lorsqu’elle avait mis au jour ses malversations. Elle n’avait pas porté plainte. La police avait pris connaisance de l’escroquerie dans le cadre de l’enquête sur sa disparition. Cette société existait toujours mais son gérant actuel affirmait ne pas connaître les détails de ce regrettable épisode.
Togashi était marié à l’époque où il y travaillait. Selon une personne qui le connaissait, il avait encore de l’attachement pour son ex-femme.
Elle était mère d’un enfant au moment où il l’avait épousée. La police n’avait eu aucun mal à trouver son adresse. Elle s’appelait Yasuko Hanaoka, sa fille, Misato. Kusanagi et son collègue s’apprêtaient à leur rendre visite dans le quartier de Morishita, arrondissement de Koto.
— Je n’aime pas ce qu’on doit faire aujourd’hui. J’ai vraiment pas de chance, se lamenta Kishitani.
— Aller interroger quelqu’un avec moi, tu appelles ça manquer de chance ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire, mais l’idée d’aller troubler la vie d’une femme qui vit paisiblement avec sa fille ne me plaît pas.
— Si elles n’ont rien à voir avec tout ça, on ne les troublera pas beaucoup.
— C’est ce que tu penses ? Ce Togashi n’était sans doute pas un bon époux, ni un bon beau-père. Elles n’ont probablement aucune envie de s’en souvenir.
— Si tu as raison, elles seront contentes de nous voir, puisque nous allons leur apprendre sa mort. Cesse de faire cette tête, tu me donnes le cafard. Je crois qu’on est arrivés, dit Kusanagi en s’arrêtant devant un immeuble vétuste.
Le bâtiment était peint en gris sale. Ses murs portaient des traces de réparations. Il avait un étage et comportait en tout huit logements, quatre à chaque étage. Il y avait de la lumière à la moitié des fenêtres.
— Elles occupent le 204, ce doit être en haut, dit Kusanagi en s’engageant dans l’escalier où Kishitani le suivit.
Le 204 était la porte la plus éloignée de l’escalier. Par la fenêtre à côté de la porte d’entrée, Kusanagi vit une lampe allumée à l’intérieur. Il s’en réjouit. Ils auraient dû revenir s’ils n’avaient trouvé personne. Il n’avait pas prévenu Mme Hanaoka de leur visite.
Il appuya sur la sonnette et entendit immédiatement un bruit. La clé tourna dans la serrure et la porte s’entrouvrit. La chaîne de sécurité était mise, une précaution qui lui parut raisonnable de la part d’une mère qui vivait seule avec sa fille.
Une femme le dévisageait d’un œil soupçonneux. Son visage était menu, ses yeux très noirs, et elle lui parut âgée d’une trentaine d’années, mais il se dit que c’était parce que la lumière n’était pas très bonne. La main sur la poignée de la porte était celle d’une femme plus âgée.
— Bonsoir. Vous êtes Yasuko Hanaoka ? demanda-t-il d’un ton aimable, avec un sourire.
— Oui, et vous désirez ? répondit-elle, le regard à présent inquiet.
— Nous sommes de la police et nous aimerions vous parler, expliqua-t-il en lui tendant sa carte, imité par Kishitani qui était debout à côté de lui.
— De la police… souffla Yasuko Hanaoka en écarquillant les yeux.
— Avez-vous quelques minutes à nous accorder ?
— Euh… oui. Elle referma la porte, enleva la chaîne de sécurité et la rouvrit. De quoi s’agit-il ?
Kusanagi fit un pas en avant et entra dans le vestibule. Kishitani le suivit.
— Vous connaissez Shinji Togashi, n’est-ce pas ?
Kusanagi remarqua que le visage de la femme se crispait. Peut-être était-ce une réaction naturelle de la part d’une femme qui entendait soudain le nom de son ex-mari.
— C’est mon ex-mari… Il lui est arrivé quelque chose ?
Elle semblait ignorer qu’il avait été tué. Peut-être ne regardait-elle pas plus les nouvelles à la télévision qu’elle ne lisait les journaux. L’affaire n’avait pas eu un grand retentissement médiatique et le fait qu’elle ne soit pas au courant n’avait rien d’étonnant.
— Eh bien… commença-t-il pour s’interrompre en remarquant que la cloison coulissante au fond de la pièce était soigneusement fermée. Il y a quelqu’un dans l’autre pièce ?
— Ma fille.
— Ah ! fit-il en regardant la paire de tennis posée dans l’entrée. M. Togashi est décédé, reprit-il en parlant moins fort.
Surprise, Yasuko ouvrit la bouche. Mais son expression ne changea guère.
— Mais… Comment est-ce arrivé ?
— On a retrouvé son corps sur la berge de la Kyu-Edogawa. Nous ne savons pas encore exactement comment il est mort mais nous pensons qu’il a été assassiné, expliqua-t-il sans détours, parce qu’il estimait pouvoir entrer directement dans le vif du sujet.
Pour la première fois, elle parut ébranlée. Elle secoua légèrement la tête avec une expression stupéfaite.
— Mais comment est-ce possible ?
— C’est ce que nous essayons de comprendre. M. Togashi n’avait pas de famille et nous nous sommes permis de venir vous voir à cette heure tardive parce que vous avez été mariée avec lui, continua-t-il en courbant la tête pour s’excuser.
— Ah… Je comprends, dit-elle en portant la main à ses lèvres, les yeux baissés.
La cloison fermée préoccupait Kusanagi. L’adolescente qui se trouvait dans l’autre pièce écoutait-elle leur conversation ? Comment avait-elle réagi à la nouvelle de la mort de son beau-père, si elle l’avait entendue ?
— Comme vous pouvez vous en douter, nous nous sommes renseignés. Vous avez divorcé d’avec M. Togashi il y a cinq ans, n’est-ce pas ? L’avez-vous rencontré depuis ?
Yasuko fit non de la tête.
— Non, quasiment pas.
Ce qui signifiait qu’il lui était arrivé de le voir.
— La dernière fois, c’était il y a longtemps. L’année dernière, ou l’année d’avant, je ne me souviens plus…
— Vous n’étiez pas en contact avec lui ? Par téléphone, ou par lettre ?
— Non, fit-elle en secouant vigoureusement la tête.
Kusanagi hocha la tête et balaya la pièce du regard. La pièce au sol de tatamis n’était pas grande mais bien rangée et impeccablement propre. Une coupe placée sur la table basse chauffante contenait des mandarines. La raquette de badminton posée contre le mur le remplit de nostalgie. Il y jouait quand il était étudiant.
— Nous pensons que M. Togashi est mort dans la nuit du 10 mars. Quelque chose de particulier vous vient-il à l’esprit à propos de ce jour-là, ou de la berge de la Kyu-Edogawa ? Tout ce que vous pourriez nous dire nous intéresse.
— Là tout de suite, je ne vois rien. Il ne s’est rien passé de particulier ce jour-là, je n’avais pas de nouvelles de lui depuis longtemps.
— Très bien.
L’attitude de Yasuko montrait qu’elle n’avait pas envie de parler de ce sujet. Cela semblait compréhensible. Kusanagi n’était pas encore à même de déterminer si elle était ou non mêlée à cette affaire.
Peut-être ferait-il mieux de mettre fin à cet entretien. Mais avant cela, il devait s’assurer d’un point.
— Vous étiez chez vous le 10 mars ? demanda-t-il en remettant son carnet dans sa poche, pour signifier qu’il posait cette question pour la forme.
Son effort fut vain. Yasuko fronça les sourcils sans cacher son déplaisir.
— Dois-je comprendre qu’il vaut mieux pour moi que je puisse vous dire ce que je faisais ce jour-là ?
Kusanagi sourit.
— N’exagérons pas. Notre travail sera simplifié si vous pouvez nous le dire.