Ishigami attendit presque un quart d’heure après le départ des inspecteurs pour sortir de chez lui. Il vérifia qu’il y avait de la lumière chez ses voisines et descendit l’escalier.
Il marcha une dizaine de minutes pour arriver à une cabine téléphonique où il était sûr que sa présence n’attirerait pas l’attention. Il ne voulait utiliser ni son téléphone portable ni le fixe de son appartement.
Il se remémora sa conversation avec les policiers. Une chose était sûre : rien dans la conversation ne lui avait fait penser qu’ils voyaient un lien entre le crime et lui. La prudence était cependant de mise. La police ne manquerait pas de se dire que ses voisines n’avaient pu transporter le corps sans l’aide d’un homme. Elle chercherait certainement à déterminer qui parmi leurs proches était prêt à prendre le risque de les aider. Il était très probable qu’elle s’intéresse à lui pour la seule raison qu’il était leur voisin.
Leur rendre visite était naturellement exclu. Il devait dorénavant éviter tout contact avec elles. Il ne pouvait se servir de sa ligne fixe pour la même raison. Les enquêteurs n’auraient aucun mal à établir qu’il avait appelé Yasuko Hanaoka à partir de la liste des appels en mémoire.
Que faire vis-à-vis de chez Bententei ?
Il n’était pas encore parvenu à une conclusion. La logique aurait voulu qu’il évite d’y aller pendant quelque temps. Mais la police s’y rendrait tôt ou tard dans le cadre de l’enquête. Elle y apprendrait peut-être que le voisin de Yasuko Hanaoka avait l’habitude d’y acheter son déjeuner presque tous les jours. Elle risquait de trouver étrange que le professeur de mathématiques ne le fasse plus depuis le crime.
Conscient de son désir de continuer à fréquenter le traiteur comme il l’avait fait jusqu’à présent, Ishigami ne se faisait pas entièrement confiance pour répondre logiquement à cette question. Bententei était le seul endroit où il était en contact avec elle. Il ne la verrait plus s’il cessait d’y aller.
Il arriva à la cabine. Il inséra dans l’appareil une carte téléphonique illustrée de la photo du bébé d’un collègue.
Il composa le numéro de portable de Yasuko. La police avait peut-être placé sur écoute sa ligne fixe. Les autorités affirmaient ne jamais écouter de personne privée, mais Ishigami n’y croyait pas.
— Allô !
Il reconnut la voix de Yasuko. Il lui avait dit que s’il devait lui téléphoner, il le ferait depuis une cabine.
— Bonsoir, c’est Ishigami.
— Ah !
— J’ai eu la visite de deux inspecteurs tout à l’heure. Vous aussi ?
— Oui.
— Que vous ont-ils demandé ?
Ishigami écouta son récit en l’analysant et en le mémorisant. Les enquêteurs ne semblaient pas la soupçonner pour l’instant. Ils avaient vérifié pour la forme si elle avait un alibi. La consigne avait dû être que quelqu’un aille l’interroger dans le cadre de l’enquête, lorsqu’il aurait une minute.
Mais s’ils découvraient en reconstituant la journée de Togashi qu’il avait rendu visite à Yasuko, leur attitude à son égard changerait du tout au tout. Ils commenceraient par lui poser des questions sur ce qu’elle leur avait dit. Il lui avait déjà expliqué quelle devrait être sa défense.
— Votre fille les a rencontrés ?
— Non, elle était dans l’autre pièce.
— Bien. Mais tôt ou tard ils lui poseront des questions. Vous lui avez déjà parlé de ce qu’elle devra leur dire, n’est-ce pas ?
— Oui, longuement. Elle m’a dit qu’elle pensait qu’elle y arriverait.
— Pardonnez mon insistance, mais elle n’a pas besoin de faire du cinéma. Il suffit qu’elle réponde avec naturel.
— Je le lui dirai.
— Vous leur avez montré les tickets du cinéma ?
— Non, pas encore. Vous m’aviez dit que ce n’était pas la peine tant qu’ils ne le demandaient pas.
— C’est très bien comme ça. Et où sont-ils, ces billets ?
— Dans un tiroir.
— Mettez-les à l’intérieur de la brochure du film. Personne ne garde soigneusement des tickets utilisés. Qu’ils soient dans un tiroir et non dans la brochure attirerait l’attention.
— Très bien.
— Je voulais vous demander quelque chose, dit Ishigami qui retint son souffle en serrant plus fort le combiné. Les gens de chez Bententei ont-ils remarqué que je viens souvent acheter mon déjeuner chez eux ?
— Pardon ?
La question prit Yasuko au dépourvu.
— Je voudrais savoir ce que les gens de chez Bententei pensent du fait que votre voisin achète régulièrement un repas chez eux. Répondez-moi franchement, c’est important.
— Le patron est content d’avoir un client fidèle de plus.
— Il sait donc que nous sommes voisins.
— Oui… Vous croyez que c’est un problème ?
— Non, ne vous en faites pas. Contentez-vous d’agir de la manière que nous avons définie. Vous me suivez ?
— Tout à fait.
— Très bien. A une prochaine fois, dit Ishigami en éloignant l’appareil de son oreille.
— Monsieur Ishigami… lança Yasuko.
— Oui ?
— Je vous remercie pour tout. Je vous suis très reconnaissante.
— Mais… A bientôt ! dit-il en raccrochant.
Les mots de Yasuko l’avaient ému. Son visage était chaud, l’air froid lui faisait du bien. Il sentait la sueur perler sous ses aisselles.
Sur le chemin du retour, il éprouva un sentiment de bonheur. Mais la question du traiteur fit qu’il ne dura pas.
Il se rendait compte qu’il avait commis une erreur en parlant avec les inspecteurs. Lorsqu’ils lui avaient demandé quelles étaient ses relations avec Yasuko Hanaoka, il avait répondu qu’ils se saluaient comme des voisins mais il aurait dû préciser qu’il allait souvent acheter son déjeuner chez le traiteur où elle travaillait.
— Vous avez vérifié l’alibi de Yasuko Hanaoka ?
Mamiya se coupait les ongles en attendant la réponse de Kusanagi et Kishitani qu’il avait convoqués.
— Oui, pour la partie karaoké, répondit Kusanagi. Elles y viennent souvent, et les employés se souvenaient de leur visite. Elles sont arrivées à vingt et une heures quarante et y sont restées une heure et demie.
— Et avant ?
— Elles sont probablement allées à la séance de dix-neuf heures qui finit à vingt et une heures dix. Elles auraient ensuite dîné d’un bol de nouilles, cela se tient, annonça Kusanagi en consultant son agenda.
— Je n’ai pas demandé si cela se tenait ou pas mais si vous aviez vérifié.
Kusanagi referma son carnet.
— Non.
— Tu crois que ça me suffit ? demanda Mamiya en le dévisageant.
— Vous savez bien que vérifier ce qui s’est passé dans un cinéma ou un restaurant de nouilles est très difficile, chef.
Tout en écoutant Kusanagi se justifier, Mamiya lui tendit une carte de visite où l’inspecteur lut “Club Marian”, avec une adresse à Kinshicho.
— De quoi s’agit-il ?
— C’est le club où Yasuko travaillait avant. Togashi y est passé le 5 mars.
— C’est-à-dire… cinq jours avant de se faire tuer ?
— Il a posé des questions sur elle et sa fille. Même des balourds de votre genre comprennent où je veux en venir, non ? lança Mamiya, un doigt pointé vers eux. Allez, en route, vérifiez-moi tout ça ! Si vous n’y arrivez pas, retournez la voir.
5
Un bâton haut d’une trentaine de centimètres sur lequel était enfilé un petit anneau était fiché dans une boîte carrée. Le tout ressemblait à un lancer d’anneaux pour enfants. La seule différence était qu’un fil électrique muni d’un interrupteur sortait de la boîte.