— J’en conclus que les choses ne se sont pas passées ainsi.
— Elle a commencé par dire qu’elle les avait jetées. Puis elle s’est rappelé qu’elles pouvaient être dans la brochure sur le film qu’elle avait achetée, où elles se trouvaient effectivement.
— Dans la brochure, hein ! Cela paraît convaincant, fit Yukawa en croisant les bras. La date qui apparaît sur les billets est la bonne ?
— Bien sûr. Mais cela ne prouve pas qu’elle est allée au cinéma. On peut récupérer des tickets usagés dans une corbeille à papier, ou bien en acheter sans les utiliser.
— Cela signifie cependant que la personne que vous soupçonnez est allée au cinéma ou s’en est approchée.
— C’est exactement la raison pour laquelle nous avons passé la journée à enquêter là-bas. Pour trouver des témoins. Comme l’ouvreuse était de congé aujourd’hui, nous sommes allés la voir chez elle. Elle n’habite pas loin, et c’est pour cela que nous sommes passés te voir.
— J’ai l’impression qu’elle ne vous a pas été d’un grand secours.
— Non, c’était il y a plusieurs jours, elle ne se souvient pas des visages de tous les spectateurs. Nous n’attendions pas grand-chose de cette rencontre, et nous n’avons pas non plus été déçus. Bon, on va laisser monsieur le professeur retourner à son travail, dit Kusanagi en donnant une tape dans le dos de son collègue qui finissait son café.
— Bon courage, monsieur l’inspecteur. Si la personne que vous soupçonnez est l’auteur du crime, elle va peut-être vous donner du fil à retordre.
Kusanagi se retourna.
— Que veux-tu dire ?
— La même chose que tout à l’heure. Quelqu’un de normal n’irait pas jusqu’à penser à l’endroit où garder les billets de cinéma destinés à lui servir d’alibi. Si elle les a glissés dans la brochure en prévoyant votre prochaine visite, la partie n’est pas gagnée.
Son regard s’était fait grave.
Kusanagi acquiesça du menton en ruminant les paroles de son ami.
— Je le garderai en mémoire.
Il était sur le point de sortir du laboratoire lorsqu’il se retourna en se souvenant qu’il avait oublié de lui dire quelque chose.
— A propos, le voisin de cette femme est un ancien de ta faculté.
— Ah bon ! s’exclama Yukawa en penchant la tête d’un air suspicieux.
— Il s’appelle Ishigami, et il enseigne les mathématiques dans un lycée. Il a fait ses études à Teito, à la faculté des sciences, j’imagine.
— Ishigami… répéta tout bas Yukawa, puis ses yeux s’arrondirent derrière ses lunettes. Ishigami le Dharma ?
— Dharma ?
Yukawa disparut dans la pièce voisine après leur avoir demandé d’attendre une seconde. Kusanagi et Kishitani échangèrent un regard.
Il revint avec un dossier à la couverture noire qu’il ouvrit devant Kusanagi.
— Ce ne serait pas lui ?
Il vit une page où s’alignaient des photos de jeunes gens. Elle était intitulée : “Les titulaires de maîtrise de la trente-huitième promotion”.
Yukawa pointait un jeune homme au visage rond. Son visage était impassible, ses yeux très petits. Sous la photo apparaissait le nom de Tetsuya Ishigami.
— Si, c’est lui, répondit Kishitani. Il a beaucoup vieilli, mais je le reconnais.
Kusanagi hocha la tête en cachant du doigt le front et les cheveux de la photo.
— Je suis d’accord. Il a beaucoup moins de cheveux aujourd’hui, je ne l’ai pas reconnu tout de suite, mais c’est quand même lui. Tu le connais ?
— Nous sommes de la même promotion. A notre époque, en sciences, on choisissait une spécialité en troisième année. J’ai fait physique, Ishigami a continué en mathématiques, expliqua-t-il en refermant le dossier.
— En d’autres termes, il a mon âge. Incroyable !
— Il a toujours fait plus vieux que son âge, fit Yukawa avec un sourire bientôt remplacé par une expression perplexe. Tu as bien dit qu’il enseignait au lycée, n’est-ce pas ?
— Oui, dans un lycée proche de son domicile. Et il a ajouté qu’il était responsable du club de judo.
— Je me rappelle avoir entendu dire qu’il avait commencé le judo enfant. Je crois que son oncle avait un dojo. Mais tu es sûr que c’est au lycée qu’il enseigne ?
— Sûr et certain.
— Ah bon ! Si tu le dis, ça doit être vrai. Cela fait longtemps que je n’ai pas de nouvelles de lui, mais je l’imaginais plutôt chercheur dans une université privée. Certainement pas professeur de lycée, lui, Ishigami !
— Il était très doué ? demanda Kishitani.
Yukawa soupira.
— Génial est un mot que j’essaie de ne pas employer à la légère, mais à mon avis, il s’applique. Nos professeurs disaient que des gens comme lui, il y en a un ou deux par siècle. Nos spécialités étaient différentes mais même en physique, on parlait de lui. Il n’aimait pas utiliser d’ordinateur dans son travail, il était du genre à s’enfermer dans son laboratoire jusque très tard pour résoudre les problèmes les plus difficiles armé seulement de crayons et de papier. De dos, il était reconnaissable entre mille, d’où ce surnom de Dharma, qui exprimait aussi le respect que tout le monde avait pour lui.
Kusanagi pensa “A malin, malin et demi” en écoutant son ami qui était, à ses yeux, génial.
— Et comment se fait-il que quelqu’un d’aussi doué ne soit pas devenu universitaire ? insista Kishitani.
— L’université est un milieu particulier, commença Yukawa d’un ton hésitant, inhabituel chez lui.
Kusanagi prit conscience du fait que l’entrelacs de relations individuelles, qui pour Yukawa ne présentait aucun intérêt, devait être une cause de stress pour son ami.
— Il allait bien ? s’enquit Yukawa.
— Je ne sais pas, en tout cas il n’avait pas l’air malade. Il a quelque chose d’insaisissable et il est plutôt froid.
— Il ne montre pas ses sentiments, dit Yukawa en esquissant un sourire.
— Exactement. D’habitude, les gens qui reçoivent la visite de policiers sont un peu étonnés, désarçonnés, enfin ils montrent une quelconque réaction, mais lui est resté impassible. Il m’a fait l’impression de ne s’intéresser qu’à lui-même.
— Tu te trompes, il ne s’intéresse qu’aux mathématiques. Mais il a un côté fascinant. Tu ne veux pas me donner son adresse ? J’irai lui dire bonjour lorsque j’en aurai le temps.
— Je ne te vois pas souvent réagir de cette manière !
Kusanagi sortit son carnet pour lui donner l’adresse de l’immeuble où habitait Yasuko Hanaoka. Le physicien l’écrivit en ayant visiblement perdu tout intérêt pour cette histoire de meurtre.
Yasuko Hanaoka revint chez elle à bicyclette à dix-huit heures vingt-huit. Ishigami l’observait depuis sa fenêtre. La table devant lui était couverte de feuilles de papier remplies de calculs complexes. Il avait l’habitude de s’y mettre en revenant chez lui après son travail. Mais ce jour-là, il n’avançait pas, bien qu’il n’ait pas eu à s’occuper du club de judo. Depuis quelques jours, il avait du mal à se concentrer. Il avait pris l’habitude d’écouter ce qui se passait chez ses voisines. Il le faisait pour s’assurer que la police n’était pas revenue.
Deux enquêteurs leur avaient rendu visite hier soir. Les mêmes que ceux à qui il avait parlé l’autre jour. Il se souvenait du nom de celui qui lui avait présenté sa carte, Kusanagi.
Yasuko lui avait dit qu’ils voulaient vérifier la partie cinéma de son alibi, comme il l’avait prévu. Ne s’était-il pas passé quelque chose dont elle se souvienne avant, après, ou pendant la séance ? N’avait-elle pas rencontré ou croisé quelqu’un qu’elle connaissait au moment d’entrer dans la salle ou d’en sortir ? Aurait-elle gardé les billets ? Ou le reçu de quelque chose qu’elle aurait acheté à l’intérieur ? Qu’avait-elle pensé du film ? Quels acteurs y jouaient ?