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Il réfléchissait à tout cela en rentrant chez lui lorsqu’il vit un homme debout devant sa porte. Il était grand et portait un manteau noir assez épais. L’inconnu se retourna vers lui en l’entendant s’approcher. Les verres de ses lunettes brillaient.

Il le prit d’abord pour un policier. Mais il se ravisa immédiatement. Les chaussures de l’inconnu luisaient comme si elles étaient neuves.

— C’est toi, Ishigami ? l’interpella l’homme alors qu’il s’approchait.

Ishigami leva les yeux vers lui en l’entendant. L’inconnu lui souriait. Ce sourire lui rappelait quelque chose.

Il ouvrit soudain grand la bouche, écarquilla les yeux.

— Manabu Yukawa ?

Il se remémora une scène qui s’était passée plus de vingt ans auparavant.

6

Comme à l’ordinaire, il y avait peu de monde en cours ce jour-là. Dans l’amphithéâtre d’une capacité de cent personnes, une vingtaine de places seulement étaient occupées. La plupart des étudiants avaient choisi un siège éloigné de la chaire, qui leur permettrait de partir sitôt l’appel fait, ou de s’occuper d’autres choses que du cours.

Les étudiants en mathématiques étaient particulièrement rares. Ishigami était probablement le seul qui assistait à ce cours sur l’histoire de la physique appliquée, un sujet guère apprécié des étudiants.

Malgré son peu d’intérêt pour ce thème, Ishigami occupait sa place habituelle, la deuxième à partir de la droite, au premier rang. Il la visait à chaque cours. Pour garder le point de vue le plus objectif possible, il évitait les places au milieu de la rangée. Il savait que même les meilleurs professeurs ne disent pas que des choses exactes.

Il était souvent seul au premier rang, mais ce jour-là un autre étudiant était assis derrière lui. Il n’y avait pas spécialement prêté attention car il avait à faire en attendant l’arrivée de l’enseignant. Il avait sorti un cahier et réfléchissait à un problème.

— Tu es un adepte d’Erdös ?

Ishigami ne comprit pas immédiatement que la question s’adressait à lui. Au bout de quelques instants, il leva la tête parce que le nom d’Erdös avait attiré son attention. Il se retourna.

Les cheveux de l’étudiant assis derrière lui arrivaient aux épaules, une chaîne dorée brillait à son cou. Il portait une chemise déboutonnée jusqu’à la poitrine et se tenait le menton de la main. Ishigami, qui le connaissait de vue, savait qu’il avait opté pour la physique.

Au moment où Ishigami se disait que ce ne pouvait être lui qui venait de parler, l’autre reprit, sans lâcher son menton :

— Il y a des limites à ce qu’on peut faire avec du papier et un crayon. Mais peut-être que l’important, c’est d’essayer.

Ishigami fut légèrement étonné d’entendre la même voix.

— Tu as compris ce que je fais ?

— J’y ai juste jeté un coup d’œil. Je ne suis pas là pour t’espionner, expliqua-t-il en montrant le cahier d’Ishigami du doigt.

Ishigami reposa les yeux sur son travail, une feuille couverte de calculs qui n’étaient qu’une toute petite partie de ce qu’il était en train de faire. Si un seul regard avait suffi à son interlocuteur pour comprendre de quoi il s’agissait, il devait connaître ce problème.

— Tu t’y es déjà attaqué ? lui demanda-t-il.

L’étudiant aux cheveux longs détacha sa main de son menton. Un sourire embarrassé apparut sur son visage.

— J’ai pour principe de ne faire que le nécessaire. En plus, j’ai choisi la physique. Je me sers des théorèmes créés par les mathématiciens, c’est tout. Je laisse à toi et tes semblables le soin de les démontrer.

— Mais celui-ci t’intéresse ? demanda Ishigami en prenant son cahier.

— Oui, parce qu’il a déjà été démontré. Cela ne peut pas me nuire de le connaître, répondit-il en le regardant droit dans les yeux. Le problème des quatre couleurs est résolu. Il est possible de colorier n’importe quelle carte en quatre couleurs.

— Non, pas toutes.

— Tu as raison. Seulement celles qui sont planaires ou sphériques.

Il s’agissait d’un des problèmes mathématiques les plus célèbres, formulé en 1879 par le mathématicien Arthur Cayley. “Peut-on colorier en quatre couleurs n’importe quelle carte planaire ou sphérique ?” Pour établir que c’était possible, il fallait soit le démontrer soit imaginer une carte où cela était impossible. Près d’un siècle avait été nécessaire pour le résoudre. En 1976, Kenneth Appel et Wolfgang Haken, deux mathématiciens de l’université de l’Illinois, avaient prouvé en se servant d’un ordinateur que toutes les cartes étaient des variations de cent cinquante modèles de cartes fondamentales, et démontré que toutes pouvaient être coloriées avec quatre couleurs.

— Pour moi, la démonstration est incomplète, dit Ishigami.

— Ça ne m’étonne pas. Et si je comprends bien, tu essaies de le résoudre avec une feuille et un crayon.

— Ils ont choisi une manière trop lourde pour un être humain. Cela les a amenés à utiliser un ordinateur. Il n’existe pas non plus de moyen irréfutable pour juger si leur démonstration est juste ou non. Une démonstration qui ne peut se faire que sur ordinateur n’est pas vraiment mathématique.

— Tu es vraiment un adepte d’Erdös, conclut l’étudiant aux cheveux longs avec un sourire malicieux.

Paul Erdös est un mathématicien hongrois, qui voyageait à travers le monde et collaborait partout où il allait avec d’autres chercheurs. Il avait la conviction que les bons théorèmes doivent pouvoir être démontrés de façon belle et claire. Il disait de la démonstration d’Appel et Haken qu’elle était probablement juste, mais qu’elle n’était pas belle.

L’étudiant aux longs cheveux avait compris qu’Ishigami était un adepte d’Erdös.

— Avant-hier, je suis allé voir le professeur d’analyse numérique pour lui poser une question à propos d’un problème de son dernier partiel, commença-t-il en changeant de sujet. L’énoncé ne comportait pas d’erreur, mais la réponse à laquelle on arrivait manquait d’élégance. Apparemment, c’était lié à une erreur au moment de l’impression du sujet de l’examen. J’ai été très étonné lorsqu’il m’a dit qu’un autre étudiant lui en avait déjà parlé. Pour être honnête, j’ai même été vexé. Parce que j’étais fier de penser que j’avais été le seul à le remarquer…

— Ce n’était pas sorcier… lâcha Ishigami.

— Quoi de plus normal qu’Ishigami s’en soit rendu compte… a dit ce professeur. J’ai compris mes limites. Je ne suis pas fait pour les maths.

— Tu as bien dit que tu avais choisi la physique, non ?

— A propos, je m’appelle Yukawa. Enchanté, fit-il en lui tendant la main.

Ishigami la prit en pensant que ce type était bizarre. Cela lui donna envie de rire, parce que c’était exactement ce que ses camarades disaient de lui.

Yukawa et lui ne devinrent pas des amis proches mais ils prirent l’habitude d’échanger quelques mots chaque fois qu’ils se croisaient. Yukawa était un puits de science, et ses connaissances ne se limitaient pas aux mathématiques et à la physique. Il s’y entendait aussi en littérature et en art, des domaines qu’Ishigami considérait comme inintéressants. Ishigami était évidemment incapable de dire à quel point son camarade était versé dans ces matières. Il n’en savait pas assez pour en juger, et Yukawa cessa bientôt de lui parler d’autres choses que de mathématiques, peut-être parce qu’il avait remarqué que rien d’autre ne le passionnait.

Pour Ishigami, Yukawa était le premier camarade qu’il s’était fait à l’université, et quelqu’un dont il reconnaissait les compétences.