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— Passez une bonne journée ! Bon travail ! conclut-elle après qu’ils se furent croisés.

— Merci, fit-il en baissant la tête.

Ishigami l’avait vue un jour avec un sac plastique à la main, qui contenait ce qu’il avait pris pour un sandwich. Probablement son petit-déjeuner. Il en avait déduit qu’elle vivait seule, sans doute non loin de là, car elle était parfois chaussée de sandales en plastique, des chaussures avec lesquelles on ne peut pas conduire une voiture. Elle devait être veuve et habiter avec ses chiens dans un appartement assez grand pour qu’elle en ait trois et qu’elle ne pouvait quitter pour quelque chose de plus petit à cause d’eux. Peut-être avait-elle fini de rembourser l’emprunt qu’elle avait pris pour l’acheter, mais elle payait des charges élevées. Son budget était serré : elle n’était pas allée chez le coiffeur de tout l’hiver et ne se teignait pas les cheveux.

Ishigami monta l’escalier qui conduisait au pont Kiyosu. Il aurait dû le traverser pour aller au lycée mais il se dirigea dans la direction opposée.

Un panneau où il était écrit “Bententei” signalait un petit traiteur. Ishigami en poussa la porte en verre.

— Bonjour ! l’accueillit une voix venue de l’autre côté du comptoir, qui, bien que familière, lui paraissait chaque jour nouvelle.

Les cheveux dissimulés par un fichu blanc, Yasuko Hanaoka lui souriait.

Il n’y avait pas d’autres clients. Ishigami s’en réjouit.

— Je voudrais le menu du jour…

— Très bien ! Merci de votre fidélité.

Son ton était enjoué mais Ishigami ne savait pas si elle lui souriait. Les yeux posés sur son portefeuille, il n’osait pas la regarder. Ils étaient voisins et il aurait voulu lui dire autre chose que le nom du menu qu’il souhaitait mais les mots lui manquaient.

— Il fait froid, n’est-ce pas ? réussit-il à bafouiller au moment de payer.

Il n’avait pas parlé fort, et le bruit de la porte poussée par un autre client couvrit le son de sa voix. Yasuko porta son attention sur le nouvel arrivant.

Ishigami quitta le magasin, sa boîte-repas à la main, et repartit vers le pont. Bententei était la raison pour laquelle il faisait un détour.

Une fois passée la première vague des acheteurs matinaux, le calme revenait dans le magasin. Mais l’absence de clients ne signifiait pas qu’il n’y avait rien à faire. Dans la cuisine, située dans l’arrière-boutique, on commençait à préparer les menus du déjeuner. Le restaurant avait des contrats avec plusieurs sociétés qu’il devait livrer avant midi. Yasuko aidait à la cuisine lorsqu’elle n’avait pas de clients à servir.

Au total, quatre personnes travaillaient chez Bententei. Yonezawa, le propriétaire, et Sayoko, sa femme, faisaient la cuisine. Un homme du nom de Kaneko était chargé des livraisons, et Yasuko de la vente au comptoir.

Avant de trouver ce travail, elle était serveuse dans un bar du quartier de Kinshicho où Yonezawa était un habitué. Sayoko en était la gérante mais ce n’est que peu de temps avant qu’elle quitte le bar que Yasuko avait découvert qu’ils étaient mariés. Sayoko le lui avait dit.

Certains des clients du bar s’étaient étonnés que Sayoko l’ait abandonné pour aider son mari dans sa nouvelle entreprise. Mais selon elle, le couple rêvait depuis longtemps d’ouvrir ce commerce et c’était pour y arriver qu’elle avait travaillé dans une boîte de nuit.

Yasuko était restée en contact avec elle après son départ. Leur affaire prospérait. Un an après l’ouverture de chez Bententei, Sayoko lui avait demandé si elle ne voulait pas venir les aider et Yasuko avait accepté. Le couple était débordé et, sans une personne supplémentaire, ils craignaient d’y laisser leur santé.

— Tu ne pourras pas faire ce métier toute ta vie. Misato grandit, bientôt elle aura honte que tu sois entraîneuse. J’espère que ma franchise ne te choque pas, avait ajouté Sayoko.

Misato était le nom de la fille de Yasuko, qui vivait seule avec elle depuis son divorce, cinq ans plus tôt. Elle n’avait pas attendu la remarque de Sayoko pour comprendre que sa situation ne durerait pas éternellement. Il lui fallait quitter le bar, d’abord pour Misato, mais aussi parce qu’elle savait qu’on lui demanderait tôt ou tard de partir.

Elle avait accepté l’offre de Sayoko après un jour de réflexion. Personne au bar n’avait tenté de la retenir.

— Tu as de la chance, avait commenté la gérante.

Yasuko s’était rendu compte qu’elle était soulagée d’apprendre son départ.

Un an plus tôt, juste avant que Misato n’entre au collège, Yasuko et sa fille avaient emménagé dans l’appartement voisin de celui d’Ishigami. Celui où elles vivaient auparavant était loin de chez Bententei. Les horaires de Yasuko avaient changé : elle commençait à présent de bonne heure. Levée à six heures, elle partait de chez elle sur son vélo vert une demi-heure plus tard.

— Le prof est venu aujourd’hui ? lui demanda Sayoko pendant leur pause.

— Comme tous les jours.

Sayoko et son mari sourirent en échangeant un regard complice.

— Qu’est-ce qui vous amuse ?

— Ce n’est rien, ne t’en fais pas ! Il se trouve qu’hier, on s’est demandé s’il n’était pas un peu amoureux de toi, ce prof !

— Comment ça ? sursauta Yasuko, un gobelet de thé à la main.

— Hier, tu étais en congé, non ? Eh bien, il n’est pas venu. Ça ne te paraît pas bizarre qu’il vienne les jours où tu travailles, et pas ceux où tu n’es pas là ?

— Ce n’est qu’un hasard !

— Tu te trompes, n’est-ce pas ? fit Sayoko en recherchant l’assentiment de son mari.

Yonezawa fit oui de la tête en riant.

— Elle le pense depuis un moment. Il ne vient jamais les jours où tu n’es pas là. Et hier, quand il n’est pas venu, elle en a acquis la certitude.

— Pourtant mon jour de congé n’est jamais le même, il change chaque semaine.

— C’est exactement ce qui est louche. Ce prof, c’est ton voisin, non ? Moi, je crois qu’il sait si tu travailles ou non parce qu’il te voit partir le matin.

— Pourtant, je ne le croise jamais à cette heure-là.

— J’imagine qu’il te guette par la fenêtre.

— Je ne pense pas qu’il puisse me voir de chez lui.

— Mais ça ne fait rien. S’il a un faible pour toi, il te le fera savoir tôt ou tard. De toute façon, c’est à notre avantage puisque grâce à toi, nous avons un client fidèle. Ton expérience de Kinshicho sert à quelque chose, conclut Yonezawa.

Yasuko sourit à contre-cœur en finissant son thé. Elle pensait au professeur en question.

Il s’appelait Ishigami. Elle était allée le saluer lorsqu’elle avait emménagé. C’est à cette occasion qu’elle avait appris qu’il était enseignant. Il était trapu, avec un visage rond plutôt grand, et des yeux extrêmement petits. Ses cheveux courts étaient un peu dégarnis et il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, mais il était peut-être plus jeune. Il ne devait pas se préoccuper de son apparence car il était toujours habillé de la même façon. Cet hiver, il portait généralement un pull marron sous le manteau qu’il n’enlevait pas lorsqu’il venait le matin. Pourtant, il faisait souvent la lessive et l’étendait sur son petit balcon. Apparemment, il était célibataire. Yasuko n’avait pas le sentiment qu’il ait jamais été marié.

Entendre que cet homme avait un faible pour elle ne lui fit aucun effet. Elle avait conscience de son existence, de la même manière qu’elle savait qu’il y avait des fissures sur les murs de son appartement. Elle n’y attachait aucune importance et ne voyait pas la nécessité de le faire.