Il exposa tout cela à Yukawa en pensant qu’il n’avait pas eu de choix. La plupart des gens qui doivent abandonner la recherche le font pour des raisons similaires. Ishigami comprenait que son cas n’avait rien d’exceptionnel.
Les deux hommes burent du saké en mangeant les sushis et le poisson cru. Lorsque la bouteille apportée par Yukawa fut vide, Ishigami sortit un flacon de whisky. Il en buvait rarement, mais aimait en savourer pour se détendre après avoir résolu un problème mathématique difficile.
Leur conversation n’était pas très animée, mais Ishigami prenait du plaisir à parler des mathématiques en évoquant les souvenirs de leur vie étudiante. Il prit conscience du fait qu’il n’avait pas eu l’occasion de discuter de cette façon depuis longtemps. N’était-ce d’ailleurs pas la première fois depuis qu’il avait quitté l’université ? Yukawa était peut-être la seule personne qui le comprenait, et qui le reconnaissait comme son égal, pensa Ishigami en le regardant.
— J’oubliais quelque chose d’important, dit soudain Yukawa tout en plaçant devant Ishigami une grande enveloppe marron. Regarde ce qu’il y a dedans, continua-t-il avec un sourire.
Elle contenait plusieurs feuilles de format A4, couvertes de calculs. Ishigami parcourut la première et comprit de quoi il s’agissait.
— Tu t’es lancé dans une réfutation de l’hypothèse de Riemann ?
— Il t’a suffi d’un coup d’œil pour le comprendre ?
L’hypothèse de Riemann est l’un des problèmes non résolus les plus connus dans le monde des mathématiques. Personne n’est encore parvenu à démontrer que l’hypothèse élaborée par ce mathématicien est exacte.
Le rapport apporté par Yukawa tentait de démontrer qu’elle était inexacte. Ishigami savait que de nombreux mathématiciens par le monde avaient essayé en vain de le faire.
— Un professeur de mathématiques m’a laissé faire une copie. De ses travaux qui n’ont pas encore été publiés. La réfutation est incomplète, mais apparemment elle va dans le bon sens, ajouta Yukawa.
— L’hypothèse de Riemann serait erronée ?
— Tout ce que je dis, c’est que cette tentative va dans une direction valable. Si l’hypothèse est juste, il doit y avoir une erreur quelque part.
Les yeux de Yukawa avaient une expression malicieuse. Ishigami la remarqua et comprit que son ami lui lançait un défi. Il voulait voir à quel point “Ishigami le Dharma” avait régressé.
— Je peux y jeter un œil ?
— C’est pour ça que je te l’ai apportée.
Ishigami commença à la lire. Très vite, il se releva pour aller s’asseoir à son bureau. Il sortit un bloc et prit un stylo.
— Tu connais le problème P ≠ NP, n’est-ce pas ? demanda Yukawa dans son dos.
Ishigami se retourna.
— Savoir s’il est fondamentalement plus difficile de chercher la solution d’un problème que de vérifier sa solution. Ou d’établir le degré de difficulté. C’est un des problèmes pour lesquels l’Institut de mathématiques Clay offre une récompense.
— Je te reconnais bien là, rit Yukawa en vidant son verre.
Ishigami revint s’asseoir à côté de lui.
A ses yeux, les mathématiques étaient semblables à une chasse au trésor. Il fallait commencer par définir un angle d’attaque puis réfléchir à un chemin pour déterrer le trésor, autrement dit qui mène à la réponse. Accumuler les calculs conformément à ce plan devait permettre de découvrir de nouveaux indices. Si on ne trouvait rien, il fallait changer de route. A condition de faire cela avec obstination, patience et résolution, on pouvait parvenir au trésor, une solution exacte que personne n’avait encore trouvée.
La même métaphore permettait de penser qu’il était plus simple de vérifier la solution de quelqu’un d’autre que de trouver soi-même une nouvelle route. Mais en réalité, ce n’était pas le cas. Suivre une route erronée et arriver à un faux trésor, autrement dit démontrer que ce trésor est faux, est parfois plus difficile que de chercher le vrai trésor. D’où l’intérêt de l’extraordinaire problème P ≠ NP.
Ishigami oublia l’heure. L’envie de combattre, la volonté de chercher, et sa fierté, l’emplissaient d’excitation. Sans quitter un instant les calculs des yeux, il utilisait chaque cellule de son cerveau.
Il se leva soudain. Se retourna en brandissant son bloc. Allongé en chien de fusil, la tête couverte de son manteau, Yukawa dormait. Ishigami le secoua par l’épaule.
— Réveille-toi ! J’ai compris.
Yukawa se redressa lentement en ouvrant des yeux ensommeillés. Il se frotta le visage et regarda Ishigami.
— Que se passe-t-il ?
— J’ai compris. Je suis au regret de t’apprendre que cette réfutation est erronée. La tentative est intéressante, mais elle comporte une erreur fondamentale dans la distribution des nombres premiers…
— Attends un peu, s’il te plaît, demanda Yukawa en mettant sa main devant le visage d’Ishigami. Comment veux-tu que je comprenne tes explications alors que je viens juste de me réveiller ? Je n’y arriverais même pas si j’étais bien réveillé. Je dois t’avouer que je ne comprends rien à l’hypothèse de Riemann. Je t’ai apporté ce travail juste parce que je me suis dit que cela t’intéresserait.
— Pourtant, tu m’as dit qu’il allait dans la bonne direction, non ?
— C’est ce que m’a dit ce professeur de maths. Il a découvert que la réfutation contenait une erreur, et elle n’a pas été publiée.
— Dans ce cas, c’est normal que je l’ai trouvée, fit Ishigami, déçu.
— Moi, je trouve ça remarquable. Mon collègue m’a dit que tu ne la trouverais sans doute pas tout de suite, répondit Yukawa en regardant sa montre. Il ne t’a fallu que six heures. C’est brillant.
— Six heures ? s’exclama Ishigami en regardant dehors.
Le ciel blanchissait. Son réveil indiquait qu’il était presque cinq heures.
— Tu n’as pas changé, cela me rassure. Ishigami le Dharma n’est pas mort. C’est ce que je me suis dit en te regardant assis à ton bureau.
— Toutes mes excuses. J’ai oublié que tu étais là.
— Ne t’en fais pas pour moi. Tu ferais mieux de dormir un peu. Tu as cours aujourd’hui, non ?
— Oui. Mais je n’arriverai pas à dormir dans l’état dans lequel je suis. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas concentré comme ça. Merci, dit-il en lui tendant la main.
— Je suis content d’être venu te voir, répondit Yukawa en la serrant.
Ishigami dormit jusqu’à sept heures, d’un sommeil réparateur, parce que son cerveau était fatigué et aussi parce qu’il était intellectuellement satisfait. Au réveil, il avait la tête plus claire que d’ordinaire.
— Ta voisine se lève tôt, remarqua Yukawa pendant qu’il se préparait.
— Ma voisine ?
— Je l’ai entendue partir tout à l’heure. Il devait être un peu après six heures.
Yukawa ne dormait pas à ce moment-là.
— D’après ce Kusanagi dont je t’ai parlé hier, elle fait partie des suspects. C’est pour ça qu’il est venu te voir, continua-t-il pendant qu’Ishigami se demandait comment réagir.
Il enfila son veston sans faire de commentaires.
— Il te parle de son travail ?
— Il vient me voir pour parler de choses et d’autres. Il repart généralement en se plaignant de son travail, ou à peu près.
— Mais c’est quoi, cette affaire ? Cet inspecteur Kusanagi, si c’est bien son nom, te l’a dit précisément ?
— Il s’agit d’un meurtre. La victime est l’ex-mari de ta voisine.
— Ah bon… fit Ishigami, le visage impassible.