Le bar de Kinshicho où travaillaient autrefois Yasuko et Sayoko s’appelait Marian.
— Peut-être, mais le fait est qu’il n’est pas venu ici.
— Et comme je l’ai déjà dit, tant mieux ! Imagine comment la police aurait embêté Yasuko s’il l’avait fait !
— Tu crois ? demanda Yonezawa en inclinant la tête de côté, avec une expression qui indiquait que cette affaire ne l’inquiétait pas outre mesure.
Yasuko éprouva une gêne presque insupportable en se demandant comment ils réagiraient s’ils apprenaient que Togashi était venu dans la boutique.
— Sûr que c’est un mauvais moment à passer, Yasuko, mais ça ne va pas durer, lança Sayoko d’un ton léger. Ton ex-mari est mort dans de drôles de circonstances, c’est normal que la police vienne ici. Mais ne te fais pas de soucis, ils ne vont pas t’embêter longtemps, et ensuite, tu seras vraiment tranquille. Togashi t’empoisonnait la vie.
— Oui… enfin… répondit Yasuko en se forçant à sourire.
— Très franchement, je suis contente que quelqu’un l’ait tué.
— Holà !
— Je peux dire ce que je pense, non ? Tu ne sais pas à quel point il a fait souffrir Yasuko, toi !
— Toi non plus, il me semble.
— Pas directement, non, mais Yasuko m’a raconté beaucoup de choses. D’ailleurs, on s’est connues parce qu’elle est venue travailler chez Marian pour lui échapper. Je frémis à l’idée qu’il aurait pu venir ici ! Je ne sais pas qui l’a tué, mais honnêtement, je remercie celui qui l’a fait.
Yonezawa se leva, l’air consterné. Sayoko le suivit des yeux sans cacher son déplaisir et elle approcha sa tête de celle de Yasuko pour lui glisser à l’oreille :
— Je me demande comment ça s’est passé. Peut-être était-ce quelqu’un à qui il devait de l’argent…
— Peut-être… répondit Yasuko en inclinant la tête de côté.
— Le plus important pour moi est que cela ne retombe pas sur toi, dit-elle en parlant très vite, avant d’avaler en une seule bouchée ce qui restait de sa brioche fourrée.
De retour dans la boutique, Yasuko ne parvint pas à se libérer d’une sourde inquiétude. Les Yonezawa ne la soupçonnaient aucunement. Au contraire, ils s’inquiétaient des répercussions néfastes que le meurtre pourrait avoir sur elle. L’idée qu’elle les trompait lui était douloureuse. Si elle devait être arrêtée, cela leur causerait d’énormes tracas, qui auraient des répercussions néfastes sur Bententei. Elle parvint à la conclusion qu’elle n’avait d’autre choix que de réussir à tout dissimuler.
Ces pensées occupèrent son esprit pendant qu’elle travaillait. Elle en était presque distraite, mais elle s’admonesta : comment pourrait-elle s’en sortir si elle ne parvenait même pas à se concentrer sur son travail ? Elle s’efforça de diriger son attention sur les clients.
Vers six heures, alors que la boutique était vide depuis un moment, la porte s’ouvrit soudain. Elle accueillit la personne qui venait d’entrer par un bonsoir sonore avant de la regarder. Ses yeux s’écarquillèrent et elle poussa un cri de surprise.
— Salut ! lança l’homme avec un sourire qui fit plisser ses yeux.
— Kuniaki ! répondit-elle avec un grand sourire. Quelle surprise !
— Il n’y a pas de quoi s’étonner. Je suis venu acheter un repas. Quel choix impressionnant ! s’exclama-t-il en regardant le menu illustré.
— Quelqu’un de chez Marian t’a dit où je travaillais ?
— Euh… oui. Il sourit à nouveau. J’y suis retourné hier soir, pour la première fois depuis longtemps.
Yasuko quitta le comptoir pour aller vers l’arrière-boutique.
— Sayoko ! J’ai besoin de toi. Tu peux venir un instant ?
— Que se passe-t-il ? demanda Sayoko en ouvrant de grands yeux étonnés.
— Kuniaki Kudo est venu nous voir, répondit Yasuko en riant.
— Kudo !
Elle quitta la pièce en enlevant son tablier. En le voyant, elle s’écria :
— Kudo !
— Vous avez l’air en forme toutes les deux. Alors, ce n’est pas trop dur d’avoir sa propre entreprise ? A en juger par ce que je vois, il n’y a pas de soucis à se faire.
— On ne peut pas se plaindre. Mais que nous vaut ta visite ?
— Rien de spécial. J’avais envie de vous voir toutes les deux.
Il regarda Yasuko en se grattant le nez, et elle reconnut le geste qu’il faisait quand il était embarrassé. Kudo était un habitué du bar d’Akasaka où elle avait travaillé autrefois. Il la demandait toujours à sa table et l’emmenait parfois au restaurant avant le début de son service. Ils allaient souvent boire un verre ensemble quand elle l’avait terminé. Lorsqu’elle s’était fait embaucher chez Marian pour échapper à Togashi, il avait été le seul client à qui elle l’avait dit. Il s’était mis à fréquenter ce bar, et lorsqu’elle avait décidé de quitter, Marian, il avait été la première personne à qui elle en avait parlé. Un peu triste, il lui avait souhaité bonne chance pour la suite.
Yonezawa vint les rejoindre, et ils se mirent à parler du passé. Les deux hommes avaient fait connaissance chez Marian.
Un peu plus tard, Sayoko suggéra aimablement à Kudo d’emmener Yasuko prendre un café. Son mari approuva d’un hochement de tête.
— Tu as le temps ? demanda-t-il à Yasuko qui levait les yeux vers lui.
L’heure de sa visite lui fit penser que cela avait été son intention dès le départ.
— Oui, mais je ne pourrai pas rester longtemps, répondit-elle en souriant.
Ils sortirent du traiteur et marchèrent en direction de l’avenue Shin-Ohashi.
— J’aurais bien voulu dîner tranquillement avec toi, mais ce sera pour une autre fois. Ta fille t’attend, non ?
Yasuko lui avait confié qu’elle avait un enfant lorsqu’elle travaillait à Akasaka.
— Ton fils va bien ?
— Oui, merci. Il est déjà en terminale. Penser à ce qu’il fera ensuite me donne mal à la tête, fit-il avec une grimace.
Kudo dirigeait une petite imprimerie. Yasuko savait qu’il habitait dans le quartier d’Osaki avec sa femme et son fils.
Ils entrèrent dans un petit café sur l’avenue. Yasuko n’avait pas envie de retourner dans le café-restaurant où elle avait rencontré Togashi.
— Je suis allé chez Marian pour savoir où te trouver. Je me souvenais que tu avais quitté le bar pour suivre Sayoko et son mari, mais j’ignorais où leur magasin se trouvait.
— Tu t’es soudain souvenu de moi ?
— Oui, si on veut, répondit-il en allumant une cigarette. Le journal télévisé a parlé de ce qui s’était passé et je me suis fait du souci pour toi. C’est terrible, ce qui est arrivé à ton ex-mari.
— Ah… Tu te souvenais de lui ?
Kudo eut un sourire embarrassé en soufflant de la fumée.
— Bien sûr. Togashi n’est pas un nom courant.
— Je suis confuse…
— Tu n’as pas à t’excuser ! répliqua-t-il en soulignant sa dénégation d’un geste de la main.
Elle savait qu’elle lui plaisait et elle avait de l’affection pour lui. Ils n’avaient jamais été amants. Elle avait gentiment repoussé ses tentatives de l’emmener à l’hôtel, car elle n’avait pas envie d’une liaison avec un homme marié, mais elle lui avait aussi caché qu’elle avait elle-même un mari.
Kudo avait fini par rencontrer Togashi un soir où il l’avait ramenée chez elle. Comme à son habitude, elle était descendue du taxi à proximité de son appartement, en y oubliant son étui à cigarettes. Kudo avait couru après elle pour le lui donner et l’avait vue entrer dans un appartement. Togashi lui avait ouvert lorsqu’il avait sonné.