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— Un visage plus rond, hein…

— Donner des coups d’épée dans l’eau fait partie de notre quotidien. Notre monde n’a rien à voir avec votre univers dans lequel il suffit que les choses soient logiques pour être reconnues.

Kusanagi saisit un morceau de pomme de terre avec ses baguettes et regarda son ami qui fixait le vide, les bras croisés. L’expression du physicien lui fit comprendre qu’il était en pleine réflexion.

Peu à peu le regard du physicien se fit plus précis et se posa de nouveau sur Kusanagi.

— Le visage de la victime avait été abîmé, n’est-ce pas ?

— Oui. Et le bout de ses doigts brûlé. Probablement dans le but de retarder son identification.

— De quoi le meurtrier s’est-il servi pour abîmer son visage ?

Kusanagi s’assura que personne ne pouvait les entendre et se pencha au-dessus de la table.

— Probablement d’un marteau, mais nous ne l’avons pas retrouvé. Apparemment, plusieurs coups ont été portés, au point de briser les os. La mâchoire et les dents étaient dans un tel état qu’une comparaison avec une radio chez un dentiste aurait été impossible.

— Un marteau… murmura Yukawa en coupant en deux une tranche de radis blanc.

— Pourquoi est-ce que cela t’intéresse ?

Le physicien posa ses baguettes et mit ses deux coudes sur la table.

— Si tu penses que la femme qui travaille chez le traiteur est coupable, tu as réfléchi à ce qu’elle a fait ce jour-là. Et tu penses qu’elle a menti lorsqu’elle a dit être allée au cinéma.

— Je ne suis pas encore parvenu à une conclusion à ce sujet.

— Peu importe. Explique-moi ton raisonnement, demanda Yukawa en l’invitant à le faire d’une main tout en levant son verre de l’autre.

Kusanagi fit la grimace et se passa la langue sur les lèvres.

— Je n’oserais pas parler de raisonnement, mais voici la manière dont je vois les choses. La femme qui travaille… appelons-la Mme A, pour simplifier.

Mme A a quitté son travail à six heures passées. Elle est allée à pied à la station de Hamacho en dix minutes. En métro, il lui a fallu environ vingt minutes pour arriver à Shinozaki. Elle s’est rendue sur les lieux du crime, en bus ou en taxi depuis la gare, ce qui fait qu’elle y est arrivée vers sept heures.

— Et pendant ce temps, que faisait la victime ?

— Elle était en route vers le même endroit. Mme A lui avait probablement donné rendez-vous. Mais l’homme a fait le trajet entre Shinozaki et le lieu du crime à bicyclette.

— A bicyclette ?

— Oui. Nous en avons trouvé une à côté du corps, où nous avons relevé ses empreintes digitales.

— Ah bon ? Je croyais qu’il avait le bout des doigts brûlé.

Kusanagi acquiesça.

— On l’a compris une fois que nous l’avons identifié. Les empreintes digitales du vélo correspondent à celles retrouvées dans la chambre qu’il avait louée. Je sais ce que tu vas me dire ! Cette concordance prouve que la personne qui a loué la chambre est la même que celle qui a utilisé le vélo, mais pas que c’est elle qui a été tuée. Et le fait qu’elles coïncident peut aussi prouver que le locataire de la chambre est le coupable. Mais nous avons pu établir qu’il y avait dans la chambre des cheveux identiques à ceux de la victime. Nous attendons les résultats de l’ADN pour confirmer qu’il s’agit bien des siens.

Yukawa sourit ironiquement.

— Je ne mets pas en doute la capacité de la police à ne pas se tromper ! Mais cette histoire de bicyclette m’intrigue. La victime avait laissé la sienne à la gare ?

— Non, tu n’y es pas…

Kusanagi lui expliqua les circonstances du vol de la bicyclette.

Yukawa écarquilla les yeux derrière ses lunettes cerclées de métal.

— Autrement dit, la victime aurait pris le temps de voler un vélo à la gare au lieu de prendre un bus ou un taxi.

— Exactement. Nous savons que cet homme était au chômage, et presque sans le sou. Il n’avait pas envie de dépenser de l’argent pour prendre le bus.

L’air peu convaincu, Yukawa croisa les bras et expira profondément.

— Soit. Ce sont à tes yeux les circonstances dans lesquelles Mme A aurait rencontré la victime sur les lieux du crime. Continue.

— Je pense qu’elle lui avait donné rendez-vous et l’attendait cachée quelque part. Quand elle l’a vu arriver, elle s’est approchée de lui discrètement par-derrière. Elle lui a passé autour du cou la cordelette qu’elle avait préparée et l’a serrée de toutes ses forces.

— Stop ! lança Yukawa en écartant les deux mains. Quelle taille avait la victime ?

— A peu près un mètre soixante-dix, répondit Kusanagi dépité, car il devinait ce que son ami allait lui dire.

— Et Mme A ?

— A peine un mètre soixante.

— C’est-à-dire au moins dix centimètres de moins, fit Yukawa en se prenant le menton dans la main droite. Tu vois où je veux en venir, non ?

— Je sais qu’étrangler quelqu’un de plus grand que soi est difficile. Les marques sur le cou de la victime indiquent qu’elle a été étranglée par quelqu’un qui se trouvait au-dessus d’elle. Il est possible qu’elle ait été assise. Ou sur son vélo.

— Ce qui compte pour toi, c’est de trouver une explication qui t’arrange.

— Pas du tout, rétorqua Kusanagi en tapant du poing sur la table.

— Et ensuite ? Mme A l’a déshabillé, sorti le marteau qu’elle avait apporté pour le défigurer, puis elle lui a brûlé le bout des doigts avec un briquet. Ensuite, elle a mis le feu à ses vêtements et elle est partie. C’est bien cela ?

— Elle avait le temps d’arriver à neuf heures à Kinshicho, non ?

— Dans l’absolu, oui. Mais ton raisonnement semble assez invraisemblable. J’ai du mal à croire que tous tes collègues l’acceptent.

Kusanagi fit la moue et vida son verre de bière. Il en commanda une autre avant de tourner les yeux vers son ami.

— Beaucoup d’entre eux ont du mal à imaginer qu’une femme ait pu faire tout cela.

— Je les comprends. Même en admettant qu’elle ait pu l’attaquer par-derrière, je ne vois pas comment elle aurait pu l’étrangler s’il s’est défendu. Et il a dû le faire. J’ai aussi du mal à imaginer qu’une femme fasse subir au cadavre le traitement que tu as décrit. Je suis au regret de déclarer que je ne suis pas d’accord avec votre hypothèse, inspecteur Kusanagi !

— Je m’en doutais, tu sais ! Je ne suis pas non plus convaincu qu’elle soit la bonne. Je pense que c’est une des possibilités.

— Tu laisses entendre que tu en envisages d’autres. Allez, ne fais pas de manières, dis-moi tout !

— Parce que tu crois que je fais des manières ! Si on suppose que la victime a été tuée à l’endroit où son corps a été trouvé, je trouve mon hypothèse plausible. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas. D’ailleurs, la plupart de mes collègues en doutent, indépendamment du fait que Mme A soit ou non l’auteur du crime.

— Moi aussi, j’en doute. Mais l’inspecteur Kusanagi n’a pas commencé par là. Pourquoi ?

— C’est simple. Si Mme A est coupable, c’est impossible. Elle n’a pas de voiture. Ni même de permis de conduire. Elle n’a donc pas pu transporter le cadavre.

— Je vois. Ce n’est pas un point négligeable.

— Et puis il y a ce vélo retrouvé sur place. On peut y voir un élément destiné à faire croire aux enquêteurs que le crime a eu lieu là-bas mais dans ce cas, y laisser les empreintes digitales de la victime n’a pas de sens. Puisque le bout de ses doigts a été brûlé.

— Je suis d’accord. Ce vélo est une énigme. En un certain sens, commenta Yukawa en pianotant des doigts sur la table avant de s’arrêter. Tu ne crois pas plus vraisemblable que ce meurtre ait été commis par un homme ?