— C’est l’opinion de la majorité de mes collègues. Mais ils continuent cependant à soupçonner Mme A.
— Elle aurait un complice masculin ?
— Pour le moment, nous nous intéressons à ses relations. Elle travaillait dans un bar autrefois, et il est impossible qu’elle n’ait pas d’hommes dans sa vie.
— Une telle déclaration ne manquerait pas de t’attirer des ennuis auprès des femmes qui travaillent dans les bars, si elles t’entendaient !
Un sourire illumina le visage de Yukawa. Il but une lampée de bière.
— Tu peux me montrer le dessin de tout à l’heure ? reprit-il, le visage sérieux.
— Tiens ! fit Kusanagi en le lui tendant.
— Je me demande pourquoi le meurtrier a jugé utile de le déshabiller, murmura Yukawa en le regardant.
— Sans doute pour retarder l’identification. Il lui a fracassé le visage et brûlé les doigts probablement pour la même raison.
— Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas reparti avec les vêtements ? Il y a mis le feu, la combustion n’a pas été complète, ce qui vous a permis de faire ce dessin !
— Il n’a sans doute pas eu le temps.
— Identifier quelqu’un à partir de son portefeuille ou de son permis de conduire, passe encore. Mais à partir de ses vêtements ? Déshabiller la victime est très risqué. Le meurtrier voulait probablement partir au plus vite.
— Où veux-tu en venir ? Tu vois une autre raison pour la déshabiller ?
— Je ne peux en être certain. Mais il me semble que tant que vous n’aurez pas répondu à cette question, vous ne pourrez pas arrêter l’auteur du crime, expliqua Yukawa en traçant du doigt un grand point d’interrogation sur la copie du dessin.
Les résultats du dernier contrôle des élèves de la troisième classe de première étaient lamentables, comme ceux de l’ensemble des élèves de première. Ishigami avait l’impression que d’année en année, les lycéens utilisaient de plus en plus mal leur cerveau.
Il rendit les contrôles aux élèves et annonça la date du contrôle supplémentaire. Dans ce lycée, les élèves ne pouvaient passer en classe supérieure que s’ils parvenaient à obtenir dans chaque matière un résultat dépassant un niveau fixé par l’établissement. Ils faisaient autant de contrôles supplémentaires qu’il le fallait pour y arriver, et les redoublements étaient exceptionnels.
Des voix s’élevèrent pour critiquer l’annonce du professeur. Cela n’avait rien d’inhabituel et Ishigami n’en fit aucun cas, mais un élève s’entêta.
— M’sieur, dans certaines universités, il n’y a pas d’épreuves de maths à l’examen d’entrée, et ceux d’entre nous qui choisissent celles-là n’ont plus besoin de faire des maths, non ?
Ishigami dévisagea l’élève. Il s’appelait Morioka et se grattait la nuque en cherchant l’assentiment de ses camarades. Ishigami n’était pas le professeur principal de cette classe mais il savait que Morioka, en dépit de sa petite taille, exerçait une grande influence sur la classe. Malgré de nombreuses réprimandes, il venait au lycée en moto, ce qui était interdit.
— C’est ce que tu comptes faire, Morioka ? demanda-t-il.
— Oui, si je me décide à faire des études supérieures. Pour l’instant, je n’en ai pas l’intention et de toute façon j’arrête les maths l’année prochaine, donc je n’ai rien à faire de mes résultats en maths. Je vous plains, m’sieur, d’enseigner à des imbéciles de mon genre. On pourrait peut-être, comment dire, s’entendre comme des adultes pour se faciliter mutuellement le travail ?
Toute la classe se mit à ricaner au moment où il dit : “comme des adultes”. Ishigami réussit à sourire.
— Si tu penses que ce n’est pas drôle pour moi, débrouille-toi pour réussir le contrôle supplémentaire. Il portera sur le calcul différentiel. C’est tout.
Morioka émit un “tss” désapprobateur. Il croisa ostensiblement les jambes.
— Le calcul différentiel, à quoi ça va nous servir ? A part nous faire perdre du temps ?
Debout devant le tableau, Ishigami, qui s’apprêtait à faire le corrigé du contrôle, se retourna. Il n’avait pas l’intention de rater l’occasion qui lui était offerte.
— Morioka, tu aimes la moto, non ? Tu as déjà vu une course de motos ?
L’élève acquiesça, intrigué.
— Les coureurs ne roulent pas à une vitesse constante. Ils la modifient en fonction du terrain, de l’orientation du vent ou de leur stratégie. Le gagnant est celui qui sait s’il convient d’accélérer ou non. Tu me suis ?
— Oui, mais quel rapport avec les mathématiques ?
— Le degré d’accélération est la différentielle de la vitesse à ce moment-là. De plus, la distance à courir est définie par la vitesse qui change sans arrêt. Tu continues à penser que le calcul différentiel ne sert à rien ?
Peut-être parce qu’il n’avait pas compris l’explication, Morioka parut déconcerté.
— Les coureurs ne pensent pas à tout ça. A mon avis, s’ils gagnent, c’est grâce à leur expérience et à leur instinct.
— Tu as raison. Mais pense à leur équipe. Elle détermine la stratégie à suivre en faisant sans arrêt des simulations pour déterminer le moment où le coureur doit accélérer, et elle se sert pour cela du calcul différentiel. Les coureurs eux-mêmes n’en ont peut-être pas conscience, mais le fait est que les logiciels auxquels ils ont recours l’utilisent.
— Il suffit par conséquent que les gens qui fabriquent ces logiciels connaissent les mathématiques, non ?
— Peut-être, mais qui sait ? Il n’est pas dit que tu ne deviennes pas programmeur.
Morioka fit non de la tête.
— Comment je pourrais devenir programmeur, moi ?
— Peut-être pas toi, mais d’autres élèves de la classe. C’est pour eux que le cours de mathématiques est conçu. Il faut que vous sachiez que ce que je vous enseigne n’est qu’une ouverture sur l’univers des mathématiques. Vous ne pourrez jamais y avoir accès si vous ne savez même pas où elle se trouve. Les gens qui n’aiment pas ça n’ont évidemment pas besoin d’y entrer. Les contrôles que je vous donne ont pour but de vérifier si vous avez compris où se trouve cette ouverture.
En parlant, Ishigami fit le tour de la classe des yeux. Chaque année, il se trouvait un élève pour demander à quoi servaient les mathématiques. Il y répondait toujours de la même façon. Il avait pris l’exemple de la course parce qu’il savait que Morioka aimait la moto. L’année précédente, il s’était servi du rôle des mathématiques pour les ingénieurs du son car l’élève qui l’avait interrogé voulait devenir musicien. Ishigami ne se laissait pas démonter.
A son retour dans la salle des professeurs, il trouva un message sur son bureau. “M. Yukawa vous a appelé”, était-il écrit, suivi par un numéro de portable. Il reconnut l’écriture d’un collègue.
Que lui voulait le physicien ? Il eut un mauvais pressentiment.
Le portable à la main, il sortit dans le couloir. Son interlocuteur répondit dès la première sonnerie.
— Désolé de te déranger, dit abruptement Yukawa.
— C’est urgent ?
— Oui, plutôt. On peut se voir aujourd’hui ?
— Aujourd’hui ? J’ai encore un peu à faire. Mais je devrais pouvoir après cinq heures.
Ishigami avait fini ses cours pour la journée. Il n’était pas professeur principal, et n’avait donc pas à surveiller sa classe pendant l’heure d’études qui terminait la journée. Il pouvait confier la clé du dojo à un collègue.
— Dans ce cas, je viendrai te chercher au lycée à cinq heures. Cela te convient ?