Ils se saluaient lorsqu’ils se croisaient et il lui était arrivé de lui demander conseil à propos de l’entretien de l’immeuble. Elle ne savait presque rien de lui. Elle avait récemment découvert qu’il enseignait les mathématiques, en voyant de vieux manuels ficelés en paquets devant sa porte.
Pourvu qu’il ne me demande pas de sortir avec lui, pensa-t-elle. Immédiatement, elle sourit pour elle-même. Elle se demandait quelle tête aurait ce personnage sévère en lui faisant une telle proposition.
Comme tous les jours, le magasin s’anima en fin de matinée, avec un pic d’affluence au moment du déjeuner. Cela faisait partie de la routine.
Yasuko était en train de changer le rouleau de papier de la caisse enregistreuse lorsque la porte s’ouvrit. Un client entra. Elle leva les yeux vers lui pour le saluer. Et se figea. Les yeux écarquillés, elle était muette de stupeur.
— Ça va plutôt bien pour toi, on dirait.
Son interlocuteur lui souriait. Pourtant son regard était sombre.
— Mais… que fais-tu ici ?
— Il n’y a pas de quoi s’étonner à ce point, non ? Tu ne me croyais pas capable de retrouver mon ex-femme ?
L’homme enfonça ses mains dans les poches de son blouson bleu marine et fit le tour du magasin d’un œil inquisiteur.
— Que veux-tu de moi ? répliqua-t-elle d’un ton vif, mais sans élever la voix car elle n’avait pas envie d’attirer l’attention des Yonezawa qui étaient dans l’arrière-boutique.
— Ne te fâche pas ! Ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vus, tu pourrais au moins faire semblant de sourire, non ? fit-il d’un ton railleur.
— Si tu ne veux rien, va-t’en.
— Bien sûr que je veux quelque chose. Il faut absolument que je te parle. Tu peux sortir ?
— Quelle question idiote ! Tu vois bien que je suis en plein travail, non ?
Yasuko regretta immédiatement ce qu’elle venait de dire. Elle lui avait laissé entendre qu’elle accepterait de lui parler si elle n’était pas au travail.
L’homme se passa la langue sur les lèvres.
— Tu finis à quelle heure ?
— Je n’ai aucune envie de te parler. S’il te plaît, va-t’en. Et ne reviens jamais.
— T’es pas gentille.
— Tu sais très bien pourquoi.
Elle tourna les yeux vers la porte, espérant en vain qu’un client apparaisse.
— Puisque t’es pas gentille avec moi, je vais être obligé d’aller là-bas. Tu ne me laisses pas d’autre choix, dit-il en se frottant la nuque.
— Et là-bas, c’est où ? demanda-t-elle, saisie par un mauvais pressentiment.
— Puisque ma femme ne veut pas m’écouter, je vais devoir parler à sa fille. Son collège est dans le coin, non ?
C’était précisément ce qu’elle craignait.
— Laisse-la en dehors de tout ça !
— Dans ce cas, tu vas devoir m’écouter. Toi ou elle, vous faites l’affaire toutes les deux.
Yasuko soupira. Il lui fallait absolument le faire partir.
— Je finis à six heures.
— Tu commences tôt le matin et tu travailles jusqu’à six heures ? C’est long, dis donc !
— Ça ne te regarde pas.
— Bon, je repasserai à six heures.
— Non, je ne veux pas que tu reviennes ici. Je te retrouverai à six heures et demie au café-restaurant qui se trouve avant le grand carrefour un peu plus loin à droite sur l’avenue.
— D’accord. Mais ne me pose pas de lapin. Si jamais tu le fais…
— J’y serai. Bon, maintenant, va-t’en !
— D’accord. Tu es dure avec moi.
Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui et sortit en claquant bruyamment la porte.
Yasuko porta sa main sur son front. Elle avait légèrement mal à la tête. Et envie de vomir. Le désespoir l’envahit.
Elle s’était mariée avec Shinji Togashi huit ans plus tôt. A l’époque, elle était entraîneuse dans un club d’Akasaka. Il faisait partie des habitués.
Togashi, qui vendait des voitures étrangères, présentait bien. Il l’emmenait dans des restaurants chers et lui offrait des cadeaux coûteux. Lorsqu’il l’avait demandée en mariage, elle s’était sentie comme Julia Roberts dans Pretty Woman. Divorcée, Yasuko travaillait en élevant seule sa fille et elle était fatiguée de la vie qu’elle menait.
Au début, elle avait été heureuse avec lui. Comme il avait des revenus stables et suffisants, elle avait pu quitter le monde de la nuit. Il était gentil avec Misato. Sa fille s’efforçait de l’accepter comme un nouveau père.
Cela n’avait pas duré. Togashi avait été licencié. Son employeur avait découvert qu’il détournait de l’argent depuis plusieurs années. Il n’avait pas porté plainte contre lui, pour éviter que l’affaire ne s’ébruite. L’argent avec lequel Togashi s’était montré si prodigue à Akasaka n’avait pas été gagné honnêtement.
Il avait changé du tout au tout. Ou peut-être avait-il montré son vrai visage. Oisif, il ne faisait rien de ses journées, ne sortant que pour aller jouer. Il était violent quand elle s’en plaignait. Il avait commencé à boire. L’ivresse le rendait cruel.
Yasuko avait été contrainte de recommencer à travailler. Togashi la battait pour qu’elle lui donne son salaire. Comme elle s’était mise à cacher l’argent qu’elle gagnait, il avait pris l’habitude d’aller dans le bar où elle travaillait le jour de la paie pour se la faire remettre avant elle.
Misato avait peur du nouveau Togashi. Elle détestait être seule avec lui, au point de venir parfois seule dans le bar où travaillait sa mère.
Lorsque Yasuko lui avait dit qu’elle voulait divorcer, il avait fait la sourde oreille. Si elle insistait, il devenait violent. Elle avait fini par en parler à un avocat que lui avait présenté un des clients du bar. Grâce à son intervention, Togashi avait consenti à signer la demande de divorce. Il avait compris que faute de divorce par consentement mutuel, elle engagerait contre lui une procédure qu’il ne pourrait gagner et qui lui imposerait de dédommager Yasuko.
Le divorce n’avait pas tout résolu. Togashi avait continué à l’importuner. Il venait la trouver pour lui promettre qu’il allait changer, retrouver du travail, et l’implorer de lui accorder une seconde chance. Lorsque Yasuko avait refusé de le voir, il avait importuné Misato. Il était venu rôder à la sortie de son école.
Yasuko était émue quand il se prosternait devant elle, même si elle n’était pas dupe. Peut-être conservait-elle quelque part en elle un sentiment pour cet homme qui avait été son époux. Elle avait fini par lui donner de l’argent. Cela avait été une erreur. Les visites de Togashi s’étaient faites plus fréquentes. Malgré son attitude servile, il devenait de plus en plus impudent.
Yasuko avait changé de bar, déménagé. Elle s’en voulait d’avoir imposé un changement d’école à sa fille. Togashi avait cessé de la harceler lorsqu’elle avait commencé à travailler dans le night-club de Kinshicho. Elle n’avait pas non plus entendu parler de lui dans l’année qui s’était écoulée depuis qu’elle avait déménagé pour se rapprocher de chez Bententei. Elle avait cru être débarrassée de lui.
Elle ne voulait pas importuner les Yonezawa. Il fallait éviter que Misato ne remarque quelque chose. Elle devait à n’importe quel prix se débarrasser définitivement de cet homme. Sa résolution se fit plus forte au fil des heures.
L’heure du rendez-vous arriva et elle partit pour le café-restaurant. Assis à une table proche d’une fenêtre, Togashi fumait une cigarette devant un café. Elle le rejoignit et commanda un chocolat chaud. L’établissement proposait aux clients qui choisissaient des sodas un deuxième verre gratuit, mais elle n’avait pas l’intention de rester longtemps.
— Que me veux-tu exactement ? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux.