Elle était sûre qu’Ishigami avait reconnu Kudo. Peut-être avait-il deviné que l’apparition dans la boutique de l’homme qui l’avait raccompagnée en taxi l’autre jour signifiait quelque chose. Découragée par cette idée, elle perdit toute envie de répondre à son appel qui ne tarderait pas.
Au moment où elle mettait son manteau sur un cintre en pensant à tout cela, la sonnette de l’entrée retentit. Yasuko croisa le regard de sa fille qui avait sursauté. Elle crut une seconde que c’était Ishigami. Mais c’était impossible.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle en s’approchant de la porte d’entrée.
— Je suis désolé de vous déranger à une heure si tardive. Vous avez une minute ? fit une voix masculine qu’elle ne reconnut pas.
Elle entrouvrit la porte sans défaire la chaînette de sécurité. Elle avait déjà vu l’homme debout devant elle. Il sortit sa carte de police de la poche de son veston.
— Mon nom est Kishitani, de la police métropolitaine. Je suis passé l’autre jour avec mon collègue Kusanagi.
— Ah…
Yasuko s’en souvenait mais il était seul ce soir.
Elle ferma la porte. Elle fit signe des yeux à Misato, qui quitta la chaufferette et passa sans bruit dans l’autre pièce. Après s’être assurée que la cloison coulissante était refermée, elle défit la chaînette de sécurité et ouvrit à nouveau la porte.
— Que puis-je pour vous ?
Kishitani baissa la tête.
— Il s’agit à nouveau du cinéma…
Yasuko fronça malgré elle les sourcils. Ishigami l’avait avertie que la police poserait beaucoup de questions à ce sujet, et il ne s’était pas trompé.
— Et plus précisément ? Je vous ai déjà tout dit là-dessus.
— Nous le savons. Mais je suis venu aujourd’hui pour vous emprunter les contremarques que vous avez gardées.
— Les contremarques ? Vous voulez dire les tickets de cinéma ?
— Oui. L’autre jour, quand vous nous les avez montrés, il me semble que mon collègue vous a demandé de les conserver soigneusement.
— Un instant, s’il vous plaît.
Elle ouvrit un tiroir de la bibliothèque. Elle y avait mis les billets qu’elle avait sortis de la brochure devant les inspecteurs.
Elle tendit les deux contremarques au policier qui les prit en la remerciant. Il portait des gants blancs.
— Dois-je comprendre que je suis le suspect no 1 ?
— Pas du tout, répondit Kishitani avec un geste de dénégation de la main. Notre enquête ne progresse pas, et cela nous ennuie. Voilà pourquoi nous nous efforçons actuellement d’éliminer toutes les personnes qui ne nous paraissent pas suspectes. C’est dans ce but que nous vous demandons ces contremarques.
— Vous vous en servirez pour établir quoi ?
— Je ne peux pas vous donner des précisions là-dessus, mais elles nous seront peut-être utiles. Le mieux serait qu’elles prouvent que vous et votre fille êtes bien allées au cinéma… Rien ne vous est revenu à l’esprit à ce sujet ?
— Non, rien de plus que ce que je vous ai dit l’autre jour.
— Ah bon ! s’exclama Kishitani en balayant la pièce du regard. Il continue à faire froid. Vous utilisez toujours une table chauffante en hiver ?
— Une table chauffante ? Oui…
Yasuko se retourna en espérant que l’inspecteur n’ait pas remarqué son frisson. Elle était certaine qu’il n’avait pas parlé de cela par hasard.
— Vous pouvez me dire depuis combien de temps vous avez celle-ci ?
— Euh… Ça doit faire quatre ou cinq ans. Pourquoi voulez-vous le savoir ?
— Il n’y a pas de raison particulière, répondit-il en hochant la tête de côté. Je voulais vous demander… ce soir, vous êtes sortie après votre travail ? Vous êtes rentrée assez tard.
Surprise, Yasuko hésita une seconde. Elle parvint immédiatement à la conclusion que le policier l’avait attendue devant chez elle. Il avait donc pu la voir descendre du taxi.
Mieux valait ne pas mentir.
— J’ai dîné avec quelqu’un que je connais.
Elle cherchait à en dire le moins possible, mais son interlocuteur ne fut pas satisfait de sa réponse.
— Vous êtes revenue en taxi avec un homme. Comment le connaissez-vous ? J’aimerais que vous répondiez à ma question, si cela ne vous dérange pas, expliqua-t-il, l’air embarrassé.
— Est-il vraiment nécessaire que je le fasse ?
— Si cela ne vous dérange pas, comme je viens de le dire. Je sais que c’est une question indiscrète, mais si je ne vous la pose pas, mon supérieur me le reprochera. Je vous garantis que nous n’importunerons pas cette personne. Allez-vous répondre ?
Yasuko soupira ostensiblement.
— J’étais avec M. Kudo. Il venait souvent dans le bar où je travaillais autrefois et lorsqu’il a appris ce qui s’était passé, il est venu me voir parce qu’il s’inquiétait pour moi.
— Quelle est sa profession ?
— Il dirige une imprimerie, mais je n’en sais pas plus.
— Vous savez où le joindre ?
Yasuko fronça les sourcils. Le policier le remarqua et baissa la tête, confus.
— Nous ne prendrons contact avec lui que si nous le jugeons nécessaire. Soyez assurée que nous le ferons d’une manière discrète.
Elle sortit son téléphone portable sans cacher son déplaisir et lui donna à toute vitesse le numéro de Kudo. L’inspecteur en prit note avec empressement.
Avec la même expression embarrassée, Kishitani continua à la questionner au sujet de Kudo. Yasuko fut contrainte de lui parler de sa visite surprise chez Bententei l’autre jour.
Lorsqu’il fut parti, elle referma sa porte et s’assit sur la marche de l’entrée. Elle ressentait une grande fatigue nerveuse.
La porte coulissante s’ouvrit. Misato sortit de l’autre pièce.
— On dirait qu’ils ont des doutes à propos du cinéma, hein ? Tout se passe comme M. Ishigami l’avait prévu. Il est fort, ce prof !
— Oui, c’est vrai, répondit sa mère tout en se relevant.
Elle revint dans la pièce en se passant la main dans les cheveux.
— Tu m’avais dit que tu allais dîner avec les propriétaires de chez Bententei, non ?
Etonnée, Yasuko vit qu’elle faisait la moue.
— Tu nous as entendus ?
— Bien sûr.
— Ah bon…
Yasuko glissa ses jambes sous la couverture molletonnée de la chaufferette. Elle se rappela que l’inspecteur en avait parlé.
— Pourquoi es-tu allée dîner avec lui à un moment pareil ?
— Je n’ai pas pu refuser. Il m’a beaucoup aidée autrefois. L’autre jour, il est passé au magasin parce qu’il se faisait du souci pour nous. J’aurais dû t’en parler.
— Moi, ça ne me fait rien mais…
Au même moment, elles entendirent la porte de l’appartement voisin se refermer. Puis il y eut un bruit de pas qui se dirigeaient vers l’escalier. Elles échangèrent un regard.
— Allume ton portable ! dit Misato.
— Il est allumé, répondit sa mère.
Quelques minutes plus tard, il sonna.
Ishigami était dans la même cabine téléphonique que d’habitude. C’était la troisième fois qu’il y venait depuis le début de la soirée. Les deux précédentes, le portable de Yasuko était éteint. Cela ne s’était encore jamais produit, et il avait eu peur qu’elle ait eu un problème, mais le son de sa voix le rassura.
Il avait entendu sonner à la porte de ses voisines assez tard dans la soirée, et il ne fut pas surpris d’apprendre que c’était un policier. Yasuko lui dit qu’il était venu chercher les contremarques des tickets de cinéma. Ishigami devinait pourquoi : la police souhaitait vraisemblablement les comparer avec celles conservées par le cinéma. Elle ne manquerait pas de comparer les empreintes digitales, à condition de les retrouver. Si celles du cinéma portaient celles de Yasuko, cela prouverait qu’elles étaient allées au cinéma. Dans le cas contraire, les soupçons de la police seraient renforcés.