Kudo était-il ce complice ? Kusanagi avait vertement réprimandé son collègue mais il n’avait pas l’impression que cette possibilité fût réelle. Il avait le sentiment qu’il s’agissait d’une fausse piste.
En réalité, il s’intéressait à tout autre chose. Hier soir, pendant que lui et son collègue surveillaient la boutique du traiteur, il avait vu quelqu’un d’inattendu.
Manabu Yukawa, en compagnie du professeur de mathématiques qui était le voisin de Yasuko Hanaoka.
10
Un peu après dix-huit heures, une Mercedes verte entra dans le parking souterrain de l’immeuble. Il savait qu’elle appartenait à Kuniaki Kudo car il s’était rendu à l’imprimerie dans la journée. Il se leva de la table du café où il faisait le guet, en face de l’immeuble, sans toucher au deuxième café qu’il venait de commander.
Il traversa la rue en courant et pénétra dans le parking. L’entrée principale de l’immeuble était au rez-de-chaussée. Il y en avait une autre dans le parking souterrain, qui ne s’ouvrait qu’avec une clé, comme celle donnant sur la rue. Un résident revenant chez lui en voiture ne manquerait pas de l’utiliser. Kusanagi voulait aborder Kudo avant qu’il ne monte dans son appartement. Sonner à l’interphone lui aurait donné le temps de se demander ce que la police lui voulait.
Son stratagème réussit. Lorsque Kudo, vêtu d’un costume, un porte-documents à la main, y arriva, le policier reprenait son souffle, une main posée contre le mur. Il vint derrière Kudo et lui adressa la parole au moment où il mettait sa clé dans la porte.
— Monsieur Kudo ?
Surpris, Kudo se raidit et retira sa clé de la serrure. Il se retourna et vit Kusanagi. Une expression soupçonneuse apparut sur son visage.
— Oui, c’est moi… répondit-il en jaugeant du regard l’inspecteur.
Kusanagi sortit sa carte de police de sa poche et la lui montra furtivement.
— Désolé de vous déranger. Je suis de la police. Vous avez un peu de temps à m’accorder ?
— De la police… Vous êtes inspecteur ? demanda Kudo en baissant le ton et en le dévisageant d’un œil inquisiteur.
Kusanagi fit oui de la tête.
— Exactement. J’aurais voulu vous poser quelques questions à propos de Yasuko Hanaoka.
Il était curieux de la réaction qu’aurait Kudo en entendant ce nom. Qu’il paraisse étonné, exprime de la surprise, aurait éveillé sa méfiance. Kudo était au courant du meurtre.
Il grimaça légèrement avant de redresser le menton.
— Très bien. Vous venez chez moi ? Ou bien préférez-vous que nous allions dans un café ?
— Je préférerais chez vous, si possible.
— Cela ne me dérange pas, mais je vous demande de m’excuser pour le désordre, répondit Kudo en remettant la clé dans la serrure.
Loin d’être en désordre, l’appartement paraissait inhabité. Il n’y avait que peu de meubles, peut-être à cause des nombreux placards. Kudo le fit s’asseoir dans le sofa à deux places du salon.
— Puis-je vous offrir un thé ? dit-il sans quitter son veston.
— Non merci, ce n’est pas la peine. Je n’en ai pas pour longtemps.
— Très bien, répondit Kudo qui alla cependant dans la cuisine d’où il revint avec un plateau où étaient posés une bouteille de thé froid et deux verres.
— Pardonnez mon indiscrétion, mais vous avez une famille ?
— Ma femme est morte l’année dernière. J’ai un fils, mais il habite chez mes parents pour le moment, expliqua Kudo d’un ton indifférent.
— Je comprends. Donc vous vivez seul ?
— Exactement, répondit Kudo, le visage plus détendu.
Il remplit les deux verres de thé et en posa un devant Kusanagi.
— C’est à propos de M. Togashi ?
Kusanagi, qui tendait la main vers le verre, interrompit son geste. Si son interlocuteur était prêt à entrer dans le vif du sujet, nul besoin de tourner autour du pot.
— Exactement. A propos du meurtre de l’ex-mari de Yasuko Hanaoka.
— Elle n’a rien à voir avec cette histoire.
— Ah bon ?
— Ils étaient divorcés. Ils n’avaient plus aucun lien. Elle n’avait aucune raison de le tuer, non ?
— Sur le fond, nous sommes d’accord avec vous.
— Et alors ?
— Vous savez, tous les mariages ne sont pas pareils, et il arrive souvent que les vérités générales ne s’appliquent pas aux cas particuliers. Un divorce n’efface pas tout du jour au lendemain. Les gens ne cessent pas toujours de se voir. Un divorce ne transforme pas en inconnus deux personnes qui étaient mariées. Nous aurions beaucoup moins de travail s’il en était ainsi. La réalité est différente. Très souvent, une des parties souhaite ne plus avoir de contact avec l’autre, et la seconde, le contraire. Même après que le divorce a été prononcé.
— Pourtant elle m’a dit qu’elle n’en avait plus du tout avec M. Togashi, s’entêta Kudo en lui lançant un regard hostile.
— Elle vous a parlé du meurtre ?
— Oui. D’ailleurs, je suis allé la voir parce que je me faisais du souci à son sujet.
Kusanagi se dit que son récit concordait avec celui de Yasuko Hanaoka.
— Vous voulez dire que vous étiez inquiet pour elle ? Déjà avant le meurtre ?
Une ride verticale apparut au milieu du front de Kudo.
— Je ne suis pas sûr de ce que vous entendez par “inquiet pour elle”. Si vous êtes ici, c’est parce que vous savez des choses à propos de notre relation, non ? J’étais un habitué du bar où elle travaillait autrefois. J’ai rencontré Togashi quand il était encore son mari. C’est pour cela que je connaissais son nom. J’ai reconnu sa photo lorsqu’il a été tué, et je suis allé voir Yasuko parce que je me faisais du souci pour elle.
— Je sais que vous étiez un habitué du bar où elle travaillait. Mais êtes-vous certain que votre réaction ait été normale ? Vous dirigez une entreprise, n’est-ce pas ? Vous devez être très occupé, non ?
Le ton de Kusanagi était intentionnellement provocateur. Parce qu’il était policier, il se sentait souvent obligé de s’exprimer ainsi. Mais en réalité il réprouvait cette façon de parler.
Son procédé produisit l’effet recherché. Le visage de Kudo s’empourpra.
— Vous avez dit que vous vouliez me parler de Yasuko Hanaoka. Mais vous ne vous intéressez qu’à moi. Je fais partie des suspects ?
Kusanagi esquissa un sourire et fit un signe de dénégation.
— Non. Je m’excuse si je vous ai blessé. Mais vous semblez bien la connaître et je voulais aussi vous poser ces questions.
Le ton de l’inspecteur était affable, mais Kudo continua à le fixer avec une expression peu amène. Il inspira profondément et hocha la tête une seule fois.
— Très bien. Comme je n’ai aucune envie de continuer à subir vos questions, je vais vous expliquer la situation. Je suis épris d’elle, amoureux. Quand j’ai entendu parler de ce meurtre, je me suis dit que c’était une bonne occasion de reprendre contact avec elle. Vous êtes content ? Vous me croyez maintenant ?
Kusanagi, embarrassé, sourit. Son sourire était réel, il ne faisait pas partie d’une quelconque tactique.
— Ne vous fâchez pas.
— Pourtant, c’est ce que vous vouliez savoir, non ?
— Notre seul objectif est de comprendre qui est Yasuko Hanaoka.
— Je ne vous suis pas. Quelle est la raison pour laquelle vous la soupçonnez ? demanda-t-il en penchant la tête de côté.
— Togashi cherchait à la voir juste avant qu’il ne soit tué. Il est possible qu’elle soit la dernière personne qu’il ait rencontrée.
Kusanagi avait décidé qu’il pouvait le lui dire.