— Donc, selon vous, c’est elle qui l’a tué ? La police va toujours au plus simple, n’est-ce pas ? dit Kudo d’une voix tremblante en haussant les épaules.
— Je suis désolé pour notre manque d’imagination. Yasuko Hanaoka n’est pas la seule personne que nous soupçonnons. Pour l’instant, cependant, nous n’avons aucune raison de ne pas le faire. Même si elle n’est pas l’auteur du crime, la personne qui en est responsable gravite peut-être autour d’elle.
— Gravite autour d’elle ? répéta Kudo en fronçant les sourcils avant de commencer à hocher la tête comme s’il venait de penser à quelque chose. Ah, je vois…
— Que voyez-vous ?
— La police estime possible qu’elle ait demandé à quelqu’un de tuer son ex-mari. C’est pour cela que vous êtes venu me voir. Dois-je comprendre que je suis le premier candidat sur votre liste ?
— Vous vous trompez si vous pensez que nous en avons la conviction… répondit Kusanagi en laissant volontairement planer le doute parce qu’il avait envie que Kudo lui fasse part de ses idées sur cette possibilité.
— Dans ce cas, votre liste doit être longue, et vous avez encore beaucoup de travail. Elle a beaucoup de succès auprès des clients. Une beauté comme elle… Et je ne parle pas seulement du passé. Les Yonezawa m’ont dit qu’ils ont un client qui vient chez eux rien que pour la voir. Pourquoi ne vous intéressez-vous pas à ce genre de personnes ?
— Nous avons l’intention de le faire, à condition de savoir qui ils sont. Vous en connaissez ?
— Non. Et j’ai pour principe de ne pas dénoncer, fit-il en fendant l’air du tranchant de la main. Quand bien même vous iriez tous les voir, cela ne servirait à rien. Elle n’est pas du genre à demander une telle chose. Elle n’est ni assez méchante ni assez stupide pour cela. Et laissez-moi vous dire que je ne serais pas non plus assez idiot pour tuer quelqu’un même si la femme que j’aime me le demandait. Monsieur Kusanagi – c’est votre nom, n’est-ce pas ? –, j’ai peur que vous ayez perdu votre temps en venant me voir, continua-t-il en parlant très vite.
Il se leva comme pour le congédier. Kusanagi en fit autant mais il garda son calepin à la main.
— Le 10 mars, vous avez travaillé comme tous les jours ?
Les yeux de Kudo s’arrondirent comme s’il doutait de ses oreilles. Puis son regard se fit menaçant.
— Vous me demandez si j’ai un alibi ?
— Oui, tout à fait.
Kusanagi ne voyait pas la nécessité de préserver les apparences puisque Kudo était déjà fâché.
— Un instant, demanda-t-il en sortant de sa serviette un épais agenda qu’il ouvrit et consulta pendant quelques instants. Je n’ai rien noté de particulier, cela a dû être un jour comme les autres. J’ai probablement quitté mon bureau vers six heures. Si vous ne me croyez pas, demandez à mes employés, continua-t-il avec un soupir.
— Et qu’avez-vous fait ensuite ?
— Comme je ne vois rien dans mon agenda, je suis sans doute rentré chez moi. J’ai mangé quelque chose et ensuite je me suis couché. Je vis seul, je n’ai donc pas de témoins.
— Faites un petit effort ! Nous cherchons à éliminer des noms de notre liste de suspects, vous savez !
Sans prendre la peine de cacher sa lassitude, Kudo examina à nouveau son agenda.
— Vous avez bien dit le 10, non ? C’est ce jour-là que… murmura-t-il comme pour lui-même.
— Que quoi ?
— Je suis allé voir un client. En fin de journée… Et il m’a invité au restaurant.
— Vous vous souvenez de l’heure ?
— Je ne peux rien vous dire de précis. On a dû y rester jusqu’à neuf heures à peu près. Ensuite, je suis revenu ici. Voici la carte de ce client, dit-il en l’extrayant de son carnet.
Il la tendit à l’inspecteur qui lut le nom d’un bureau de design.
— Je vous remercie, fit Kusanagi avant de se diriger vers la porte d’entrée.
— Monsieur… l’appela Kudo au moment où il enfilait ses chaussures. Vous avez l’intention de la surveiller pendant combien de temps ?
Kusanagi le regarda sans rien dire.
— Elle est sous surveillance, sinon comment m’auriez-vous trouvé ? Et j’imagine que vous m’avez suivi, continua-t-il en le regardant avec une expression hostile.
L’inspecteur se gratta la tête.
— Vous me mettez dans l’embarras.
— Répondez à ma question. Pendant combien de temps comptez-vous la surveiller ?
Kusanagi soupira à son tour. Il regarda son interlocuteur sans sourire.
— Aussi longtemps que nous aurons besoin de le faire, évidemment.
Il tourna le dos à Kudo qui semblait sur le point d’ajouter quelque chose et ouvrit la porte d’entrée en disant au revoir.
Il prit un taxi dans la rue et demanda au chauffeur de le conduire à l’université Teito.
Après s’être assuré qu’il avait bien compris et se dirigeait dans la bonne direction, il ouvrit son carnet. Il se remémora sa conversation avec Kudo en relisant ses notes. Il faudrait vérifier son alibi. Mais son opinion était déjà faite.
Kudo était innocent. Il disait la vérité.
Il était en outre sérieusement épris de Yasuko Hanaoka. Il n’avait pas non plus tort d’affirmer qu’elle avait pu se faire aider par quelqu’un d’autre.
L’entrée principale de l’université était fermée. Il y avait de la lumière çà et là dans les bâtiments, mais l’université paraissait sinistre dans la semi-obscurité. Il entra par la porte de service et se dirigea vers la loge du gardien.
— J’ai rendez-vous avec le professeur Yukawa du laboratoire no 13, expliqua-t-il, bien que ce ne fût pas vrai.
Le couloir était désert. Mais de la lumière filtrait sous certaines portes. Des professeurs et des étudiants étaient plongés dans leur travail. Kusanagi se souvint que son ami lui avait dit qu’il passait souvent la nuit dans son bureau.
Il avait décidé de lui rendre visite avant d’aller chez Kudo. L’université était proche du domicile de ce dernier, mais il voulait avant tout s’assurer d’une chose auprès de son ami.
Pourquoi était-il passé chez Bententei ? Il s’y était rendu en compagnie de son camarade d’études, le professeur de mathématiques. Cela signifiait-il que ce dernier était lié au meurtre ? Si Yukawa avait remarqué quelque chose qui avait échappé à son attention, pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ? Il n’était pas impossible que sa visite chez le traiteur ne signifie rien, si ce n’est le seul plaisir de parler du passé avec un vieil ami.
Pourtant, Kusanagi ne croyait pas que le physicien soit allé sans but précis dans la boutique où travaillait une personne soupçonnée dans le cadre d’une enquête en cours. Jusqu’à présent le physicien avait eu pour principe d’éviter de se mêler de son travail, sauf cas exceptionnels, non parce qu’il voulait éviter les embarras, mais par respect pour sa position.
Il lut sur le planning accroché à la porte du laboratoire no 13 le nom des étudiants qui participaient à différents séminaires et à d’autres activités de recherche, ainsi que celui de Yukawa, et comprit que son ami était absent. Déçu, il fit “tss” en pensant que le physicien rentrerait probablement directement chez lui.
Il décida cependant de frapper à la porte. D’après le planning, deux étudiants en master étaient encore là.
De l’intérieur, une voix l’invita à entrer. Il poussa la porte. Le jeune homme à lunettes, en sweat-shirt, qui s’avanca depuis le fond du laboratoire, avait un visage qui paraissait familier à Kusanagi.
— Yukawa est parti ?
— Oui, il y a quelques instants. Je peux vous donner son numéro de portable si vous voulez, répondit l’étudiant d’un air contrit.