Un bref sourire passa sur son visage.
— Tu es bien pressée.
— Je n’ai pas de temps à perdre. Je suis très occupée, fais vite.
— Yasuko, fit-il en tendant la main vers elle.
Elle retira vivement la sienne qui était sur la table. Il fit la moue.
— Tu es de mauvaise humeur.
— Ça t’étonne ? Que me veux-tu, et pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ?
— Tu pourrais me parler autrement, non ? Tu n’as pas remarqué que je suis sérieux ?
— Comment ça, sérieux ?
La serveuse lui apporta son chocolat chaud. Yasuko prit immédiatement la tasse entre ses mains. Elle voulait le boire et s’en aller.
— Il n’y a personne dans ta vie, non ? demanda Togashi en la regardant par en dessous.
— Ça ne te regarde pas.
— Elever seule un enfant n’est pas facile pour une femme. Cela va te coûter de plus en plus cher. Rien ne garantit que tu y arrives en continuant à travailler chez ce traiteur. Tu ne veux pas m’accorder une seconde chance ? J’ai changé, tu sais.
— Changé comment ? As-tu seulement un travail ?
— Bien sûr. Je viens de trouver quelque chose.
— Donc pour l’instant, tu n’as rien.
— Puisque je te dis que j’ai trouvé quelque chose ! Je commence le mois prochain. La société vient de démarrer. Si tout se passe bien, je serai à même de t’offrir une vie agréable.
— Non merci. Si tu gagnes si bien ta vie, tu n’auras aucun mal à trouver quelqu’un d’autre. S’il te plaît, oublie-moi.
— Yasuko, je ne peux pas vivre sans toi.
Il tendit à nouveau la main pour prendre la sienne qui tenait la tasse de chocolat.
— Ne me touche pas ! s’écria-t-elle en dégageant sa main.
Un peu du liquide chaud tomba sur celle de Togashi. Il poussa un cri de surprise et la retira. Il lui lança un regard mauvais.
— Ne te fatigue pas à me raconter des bêtises. Tu n’imagines quand même pas que je vais te croire ! Il est totalement exclu que je me remette avec toi. Cesse de penser que c’est possible. Tu comprends ce que je te dis ?
Elle se leva. Il la regardait en silence. Elle posa l’argent du chocolat chaud sur la table et partit.
Dehors, elle enfourcha son vélo et commença à pédaler. Elle ne voulait pas lui donner la moindre chance de la rattraper. Elle arriva dans l’avenue du pont Kiyosu, le traversa et tourna à gauche.
Elle lui avait dit ce qu’elle avait à lui dire mais elle ne croyait pas qu’il renoncerait pour autant. Il reviendrait rapidement la voir au magasin. Il la harcèlerait et finirait immanquablement par importuner son employeur. Peut-être ferait-il irruption au collège de Misato. Il finirait par avoir le dessus. Elle lui donnerait de l’argent, et il le savait.
De retour chez elle, elle commença à préparer le dîner. Elle n’avait qu’à réchauffer ce qu’elle avait rapporté de chez Bententei, une tâche simple qu’elle eut cependant du mal à accomplir. Son appréhension grandissante l’empêchait de se concentrer sur ce qu’elle faisait.
Misato n’allait pas tarder à rentrer. Après l’entraînement au club de badminton dont elle faisait partie, elle bavardait avec ses camarades puis prenait le chemin de la maison. Elle y arrivait généralement autour de dix-neuf heures.
La sonnette retentit. Pleine d’un mauvais pressentiment, Yasuko alla dans le petit vestibule. Misato avait sa propre clé.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle sans ouvrir la porte.
— C’est moi, répondit une voix masculine après un moment.
Yasuko eut l’impression que tout s’obscurcissait autour d’elle. Elle redoutait ce qui allait se passer. Togashi savait où elle habitait. Il avait dû la suivre depuis le traiteur un jour à son insu.
Comme elle ne répondait pas, il se mit à tambouriner contre la porte.
— Hé !
Elle tourna la clé dans la serrure en secouant la tête de côté. Mais elle ne défit pas la chaîne de sécurité.
La porte s’entrebâilla d’une dizaine de centimètres et le visage de Togashi apparut. Il souriait de toutes ses dents jaunâtres.
— Va-t’en. Pourquoi es-tu venu ici ?
— J’ai encore des choses à te dire. Tu es toujours aussi impatiente, hein !
— Je t’ai demandé de me laisser tranquille, non ?
— Tu pourrais au moins m’écouter. Laisse-moi entrer.
— Non, va-t’en !
— Très bien. Si tu le prends sur ce ton, je vais attendre ici. Misato ne va pas tarder. Puisque tu ne veux pas m’écouter, je lui parlerai à elle.
— Elle n’a rien à voir avec tout ça.
— Si c’est ce que tu penses, laisse-moi entrer.
— Je vais appeler la police.
— Vas-y, si ça te fait plaisir. J’ai rien à me reprocher. Je suis venu voir mon ex-femme, c’est tout. La police sera de mon côté. Tu verras, ils te demanderont pourquoi tu ne veux pas me laisser entrer chez toi !
Yasuko se mordit les lèvres. Elle savait qu’il avait raison. Elle avait appelé la police à plusieurs reprises. Aucun policier n’avait jamais fait le moindre geste pour l’aider.
— Tu ne peux pas rester longtemps.
— Je sais, fit-il d’un ton victorieux.
Elle referma la porte pour détacher la chaîne de sécurité avant de la rouvrir. Il se déchaussa en examinant le petit deux-pièces avec curiosité. Le vestibule donnait sur la pièce à vivre, avec un coin cuisine sur la droite. Derrière le living se trouvait une petite chambre dont le sol était aussi recouvert de tatamis, et un balcon.
— C’est pas grand, ni tout neuf, mais plutôt pas mal, commenta-t-il en s’installant sans vergogne à la table chauffante au milieu de la pièce. Elle est pas branchée, ta chaufferette ! s’exclama-t-il en pressant sur l’interrupteur.
— Je sais ce que tu attends de moi, dit-elle sans s’asseoir en baissant les yeux vers lui. Tu peux me raconter tout ce que tu veux, mais tu es là pour de l’argent.
— Comment ça ? Que veux-tu dire ?
Togashi sortit un paquet de cigarettes de sa poche. Il en prit une, l’alluma avec un briquet jetable et regarda autour de lui. Il ne vit pas de cendrier. Apercevant une boîte de conserve vide dans la corbeille à déchets recyclables, il y fit tomber la cendre de sa cigarette.
— Tout ce que tu veux de moi, c’est de l’argent. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?
— Si c’est ce que tu crois, tant pis.
— Mais je n’ai aucune intention de t’en donner.
— Ah vraiment ?
— Donc tu peux partir. Et ne jamais revenir.
A peine avait-elle fini de parler que la porte d’entrée s’ouvrit pour laisser passer Misato en uniforme de collégienne. Comprenant que sa mère n’était pas seule, elle s’immobilisa une seconde. Une expression où le désespoir se mêlait à la crainte apparut sur son visage lorsqu’elle reconnut Togashi. Sa raquette de badminton lui glissa des mains.
— Misato ! Ça faisait un bail ! Ce que tu as grandi ! lança-t-il avec un entrain qui sonnait faux.
Misato jeta un coup d’œil à sa mère, défit ses chaussures et entra dans la pièce sans rien dire. Elle alla dans la pièce du fond en fermant la cloison coulissante derrière elle.
— Je ne sais pas ce que tu t’imagines, mais je suis venu pour me réconcilier avec toi, et rien d’autre. J’ai tort, peut-être ? reprit-il d’un ton nonchalant.
— Je t’ai déjà dit que cela ne m’intéresse pas. D’ailleurs, tu n’y crois pas toi-même. La seule raison de ta présence ici est ton désir de me harceler.
Elle était sûre de ne pas se tromper. Togashi alluma la télévision sans rien répondre. Un dessin animé apparut sur l’écran.
Yasuko poussa un soupir et alla dans la cuisine. Son portefeuille se trouvait dans un meuble à tiroirs à côté de l’évier. Elle en sortit deux billets de dix mille yens.