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Les capacités d’observation et le pouvoir de déduction du physicien inspiraient cependant une confiance absolue à Kusanagi. Au point qu’il était convaincu que si son ami pensait quelque chose, il ne pouvait se tromper. Ces réflexions l’amenaient à croire ce qu’il venait d’apprendre dans le bar.

Pourquoi Yasuko n’avait-elle rien dit à Kusanagi de la partie de son alibi qui concernait la nuit du crime ? S’il s’agissait d’un élément conçu pour servir au moment où la police la soupçonnait, il aurait été logique qu’elle en parle dès le début. Si elle n’en avait rien fait, n’était-ce pas parce qu’elle avait reçu des instructions lui enjoignant de ne dire que le minimum nécessaire ?

Kusanagi se souvenait d’une remarque faite par Yukawa avant qu’il ne s’intéresse de près à cette affaire, lorsqu’il lui avait raconté que Yasuko Hanaoka avait sorti les tickets de cinéma de la brochure sur le film. “Quelqu’un de normal n’irait pas jusqu’à penser à l’endroit où garder les billets de cinéma destinés à lui servir d’alibi. Si elle les a glissés dans la brochure en prévoyant votre prochaine visite, la partie n’est pas gagnée.”

Un client entra un peu après dix-huit heures, au moment où Yasuko allait défaire son tablier. Mue par un réflexe conditionné, elle lui souhaita la bienvenue et lui adressa un sourire, mais elle ressentit un léger trouble en le regardant. Elle le connaissait sans vraiment le connaître. La seule chose qu’elle savait de lui était qu’il s’agissait d’un vieil ami d’Ishigami.

— Je vois que vous ne m’avez pas oublié, lui dit-il. Ishigami m’a fait découvrir votre magasin.

— Oui, je m’en souviens, répondit-elle avec un nouveau sourire.

— J’étais dans le quartier, et je me suis souvenu de vos boîtes-repas. Celle que j’ai achetée l’autre jour était délicieuse.

— J’en suis ravie.

— Aujourd’hui… je crois que je vais prendre le plat du jour, Ishigami m’a dit qu’il le prenait toujours, et vous n’en aviez plus la dernière fois. Il vous en reste aujourd’hui ?

— Mais oui !

Elle alla transmettre la commande et défit son tablier.

— Oh ! Vous vous préparez à partir ?

— Oui, je finis à six heures.

— Je l’ignorais. Et vous allez rentrer chez vous ?

— Oui.

— Dans ce cas, me permettrez-vous de vous raccompagner ? J’aimerais vous parler.

— Me parler ? A moi ?

— Oui. Je devrais plutôt dire que je veux vous demander conseil. A propos d’Ishigami.

Il lui adressa un sourire lourd de sens.

Une inquiétude diffuse s’empara de Yasuko.

— Je connais à peine M. Ishigami, vous savez.

— Je n’en ai pas pour longtemps. Nous pourrons bavarder en marchant.

Sa voix était douce, mais sa façon de parler péremptoire.

— Très bien, mais j’ai peu de temps, répondit-elle à son corps défendant.

L’homme se présenta, il s’appelait Manabu Yukawa et il avait fait ses études dans la même université qu’Ishigami, où il enseignait à présent. Ils attendirent que sa commande soit prête et quittèrent la boutique ensemble.

Comme à son habitude, Yasuko était venue en vélo. Elle se mit à le pousser pour marcher avec lui mais il offrit de le faire pour elle.

— Vous n’avez jamais eu de vraies conversations avec Ishigami ?

— Non. Nous échangeons quelques mots lorsqu’il vient au magasin, c’est tout.

— Ah bon ! dit-il avant de s’enfoncer dans le silence.

— Et… vous vouliez me demander conseil, non ? finit-elle par lui demander.

Yukawa continua cependant à se taire. Lorsqu’il ouvrit la bouche, l’angoisse oppressait Yasuko.

— C’est vraiment un type simple.

— Pardon ?

— Il est très simple, Ishigami. Il n’attend jamais de réponses compliquées et ne recherche pas non plus plusieurs choses à la fois. Les moyens qu’il choisit pour arriver là où il veut sont aussi simples. Ce qui fait qu’il ignore le doute. Il en faut beaucoup pour le faire vaciller. Mais cela veut aussi dire qu’il n’est pas très doué pour vivre. Il joue en permanence quitte ou double. Ce risque fait partie de son quotidien.

— Je suis désolée, monsieur Yukawa, mais…

— Excusez-moi. Vous ne devez rien y comprendre, dit-il avec un sourire contraint. Vous avez fait connaissance avec lui lorsque vous vous êtes installé dans son immeuble ?

— Oui, quand je suis allée me présenter aux voisins.

— Vous lui avez dit à ce moment-là que vous travailliez chez ce traiteur ?

— Oui, exactement.

— C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à y venir ?

— Eh bien… peut-être.

— Y a-t-il quelque chose chez lui qui vous ait frappée même si vos échanges sont limités ? Tout m’intéresse.

Yasuko était embarrassée. Elle ne s’attendait pas à cette question.

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que… fit-il en tournant les yeux vers elle sans s’arrêter. Parce que c’est mon ami. Il compte pour moi, et je voudrais comprendre ce qui se passe.

— Mais nous n’avons que très peu de contacts…

— Je pense qu’ils sont importants pour lui. Très importants. Vous n’êtes d’ailleurs pas sans le savoir.

Yasuko remarqua son regard grave et elle eut la chair de poule sans comprendre pourquoi. Elle prit conscience du fait qu’il savait qu’Ishigami avait des sentiments pour elle. Et qu’il cherchait à savoir ce qui les avait déclenchés.

Elle se rendit compte qu’elle n’y avait jamais réfléchi. Elle comprenait pourtant mieux que personne qu’elle n’était pas belle au point qu’un homme pût tomber amoureux d’elle au premier regard.

Yasuko fit non de la tête.

— Je n’ai rien remarqué. Je ne mens pas quand je vous dis que je ne lui ai presque jamais parlé.

— Ah bon ! En fait, ce n’est peut-être pas étonnant, fit-il d’un ton un peu plus amène. Que pensez-vous de lui ?

— Eh bien…

— Vous n’êtes pas sans avoir remarqué les sentiments qu’il a pour vous ? Qu’en pensez-vous ?

Cette question inattendue la troubla. Elle devinait qu’il ne la laisserait pas esquiver en riant.

— Ce n’est pas pareil pour moi. Même si je le trouve très bien. C’est quelqu’un de très intelligent.

— Donc vous savez que c’est un homme très bien et qu’il est très intelligent, fit Yukawa en s’arrêtant.

— Enfin, c’est l’impression qu’il me fait.

— Bon. Je suis désolé de vous avoir retardée, dit-il en lui tendant le guidon de la bicyclette. Dites-lui bonjour de ma part.

— Volontiers, mais je ne sais pas quand je le verrai…

Yukawa hocha la tête en souriant et tourna les talons. En le regardant s’éloigner, Yasuko éprouva une indicible oppression.

14

La mauvaise humeur était apparente sur les visages des élèves. Certains exprimaient même de la douleur. D’autres avaient dépassé ce stade et affichaient leur découragement. Morioka, pour sa part, n’avait pas même jeté un regard à sa copie depuis le début de l’examen. Il regardait par la fenêtre, la tête posée sur le poing. Il faisait beau, le ciel au-dessus de la ville était uniformément bleu. Peut-être regrettait-il de ne pouvoir passer la journée à profiter du soleil au lieu de la consacrer à ces bêtises.

Les vacances de printemps avaient commencé. Mais certains élèves devaient passer de déprimantes épreuves. Les élèves qui n’avaient pas réussi à atteindre le niveau minimum requis pour passer en classe supérieure étaient si nombreux que le lycée avait organisé une session de rattrapage. Trente des élèves de la classe d’Ishigami avaient dû y participer, un nombre bien plus important que dans les autres matières. La session se concluait par un examen final, qui avait lieu ce jour.