— De quel soir parlez-vous ?
— De celui du 10 mars. Pendant lequel, comme vous le savez certainement, a eu lieu le crime sur lequel j’enquête.
— Ce cadavre retrouvé sur la berge de l’Arakawa ?
— Non, pas de l’Arakawa, mais de la Kyu-Edogawa, le corrigea Kusanagi. L’autre jour, je vous ai posé des questions à propos de votre voisine, Mme Hanaoka, n’est-ce pas ? Je vous avais demandé si vous n’avez rien remarqué de spécial chez elle ce soir-là.
— Je m’en souviens. Et je crois vous avoir répondu que ce n’était pas le cas.
— Exactement. J’aurais voulu vous poser encore quelques questions à ce sujet.
— Mais lesquelles ? Je ne me souviens de rien de particulier, et je ne pense pas pouvoir me rappeler quelque chose, déclara Ishigami avec une expression aimable.
— Bien sûr, mais un détail qui vous semble insignifiant peut ne pas l’être à nos yeux. Cela m’aiderait si vous pouviez vous souvenir de ce qui s’est passé ce soir-là de la manière la plus détaillée possible, même si cela n’a aucun lien avec cette affaire.
— Ah… je vois, répondit Ishigami en se caressant le cou.
— Je me suis dit que vous auriez peut-être un peu de mal, puisque du temps a passé depuis, et je me suis permis d’emprunter cela, dit-il en montrant la feuille de présence d’Ishigami, la répartition de ses heures entre les différentes classes, et le tableau des horaires du lycée. Vous vous en souviendrez peut-être mieux en vous y référant. Le secrétariat du lycée a bien voulu m’en donner copie.
Ces documents firent comprendre à Ishigami le but du policier. Malgré ses propos ambigus, il n’était pas en quête d’informations sur Yasuko Hanaoka mais il voulait vérifier s’il avait un alibi. Ishigami ne voyait aucun élément concret qui justifie l’attention que lui accordait la police. Mais une chose le préoccupait. Il s’agissait bien évidemment des agissements de Manabu Yukawa.
En tout état de cause, si le policier avait pour but de vérifier son alibi, il devait réagir. Ishigami se redressa sur sa chaise.
— Ce soir-là, je suis resté au lycée jusqu’à la fin de l’entraînement de judo et j’ai dû rentrer chez moi vers dix-neuf heures. Je crois vous l’avoir déjà dit.
— En effet. Et vous n’êtes pas sorti ensuite ?
— Eh bien… non, je ne pense pas.
Il hésitait intentionnellement pour se donner le temps de comprendre où voulait en venir Kusanagi.
— Vous n’avez pas eu de visite ? Personne n’a téléphoné ?
Ishigami inclina légèrement la tête de côté en l’entendant.
— Vous parlez de moi ? Ou de ma voisine ?
— De vous.
— De moi ?
— Je comprends parfaitement que vous vous demandiez quel rapport cela peut avoir avec cette affaire. N’allez pas penser que nous vous soupçonnons, non, nous cherchons simplement à établir ce qui s’est passé dans l’entourage de Yasuko Hanaoka ce soir-là.
Ishigami trouva cette explication peu convaincante. L’inspecteur en était probablement conscient.
— Je n’ai eu aucune visite ce soir-là. Je ne pense pas non plus que quelqu’un m’ait appelé. Je reçois très peu d’appels en général.
— Bien.
— Je suis vraiment désolé que vous vous soyez donné la peine de venir me voir alors que je ne peux rien dire qui vous soit utile.
— Cela n’a aucune importance. Mais… commença Kusanagi en prenant en main la feuille de présence d’Ishigami. Je vois que vous avez été absent le 11 au matin. Vous n’avez assuré que vos cours de l’après-midi, ce jour-là. Il s’est passé quelque chose ?
— Le 11 ? Non, rien de grave. J’étais souffrant, et je suis resté chez moi. Les cours du troisième trimestre étaient presque finis, je me suis dit que cela ne poserait pas de problème.
— Vous êtes allé chez le médecin ?
— Non, je n’étais pas mal à ce point. D’ailleurs, j’ai pu donner mes cours l’après-midi.
— Tout à l’heure au secrétariat, on m’a dit que vous étiez rarement absent. Mais qu’il vous arrivait environ une fois par mois de vous absenter une matinée.
— Le fait est que c’est de cette façon que je prends mes congés.
— Et on m’a aussi indiqué que vous continuiez vos recherches en mathématiques, en travaillant fréquemment toute la nuit. La personne du secrétariat m’a expliqué qu’il vous arrivait de prendre une matinée de congé quand vous passiez une nuit blanche à vos recherches.
— Oui, je me souviens de leur en avoir parlé.
— D’après ce que j’ai compris, vous le faites environ une fois par mois, continua Kusanagi en regardant le planning. La veille du 11, autrement dit le 10, vous n’aviez pas non plus assuré vos cours du matin. Le secrétariat n’y a rien trouvé de bizarre, puisque ce n’est pas rare chez vous, mais votre absence du 11 leur a causé une certaine surprise. Parce que vous n’aviez jamais été absent deux matinées de suite.
— Jamais… Vraiment ? s’interrogea Ishigami en se posant la main sur la tête.
La plus grande prudence s’imposait.
— N’y accordez pas trop d’importance. Comme vous venez de le dire, j’avais travaillé tard dans la nuit du 9 et je ne suis venu au lycée qu’après midi le 10. Il se trouve qu’en rentrant chez moi ce soir-là, je ne me sentais pas bien, j’avais même un peu de fièvre, et je n’ai pas pu assurer mes cours du 11 au matin non plus.
— Mais vous avez donné ceux de l’après-midi ?
— Oui.
— Je vois, dit Kusanagi en lui lançant un regard ouvertement soupçonneux.
— Cela vous semble bizarre ?
— Non, non, mais vous ne deviez pas être bien malade si vous avez pu faire vos cours l’après-midi. Et en général, quelqu’un dans votre position ne s’absente pas même s’il ne se sent pas bien. D’autant plus que vous aviez déjà été absent la veille.
Son ton laissait clairement entendre qu’il trouvait suspecte la conduite d’Ishigami. Il devait savoir qu’il courait le risque que ce dernier prenne la mouche.
Ishigami eut un rire contraint comme s’il hésitait à le faire.
— Je ne peux pas vous dire le contraire mais le fait est que je me sentais si mal ce matin-là que je n’ai pas réussi à me lever. Cela allait beaucoup mieux en fin de matinée et je suis venu au lycée même si je n’étais pas encore tout à fait dans mon assiette. Je me sentais évidemment coupable de m’être déjà absenté la veille, comme vous venez de me le faire remarquer.
Kusanagi écouta ses explications en le regardant droit dans les yeux avec insistance. Ishigami eut l’impression que l’inspecteur était convaincu que le doute se manifesterait dans les yeux d’un suspect en train de mentir.
— Je vois. C’est vrai que comme vous faites du judo, une demi-journée de repos doit suffire à vous remettre d’aplomb. La personne du secrétariat m’a dit que c’était la première fois que vous aviez été souffrant.
— Mais pas du tout ! Il m’arrive d’avoir un rhume, comme tout le monde.
— Et c’était le cas ce jour-là ?
— Que voulez-vous dire ? Ce jour-là n’avait aucune signification particulière pour moi.
— Ah oui, j’avais oublié, fit Kusanagi qui referma son calepin et se leva. Je suis désolé de vous avoir dérangé sur votre lieu de travail.
— Et moi de ne pas avoir pu vous aider.
— Mais non.
Les deux hommes sortirent ensemble du parloir. Ishigami raccompagna le policier.
— Vous avez revu Yukawa depuis l’autre jour ? lui demanda Kusanagi en marchant.
— Non. Et vous ? Vous avez l’habitude de vous rencontrer de temps en temps, non ?