— Oui, mais j’ai été trop occupé ces temps-ci. Nous devrions passer une soirée ensemble tous les trois. Yukawa m’a dit que vous ne détestiez pas le saké ! s’exclama le policier en faisant le geste de lever un verre.
— Ce serait avec plaisir, mais vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux attendre que cette affaire soit terminée ?
— Vous avez raison, mais nous ne travaillons pas tout le temps, vous savez. Je vous appellerai !
— Je vois. Je compte sur vous.
— Vous pouvez ! conclut Kusanagi avant de quitter le lycée.
Ishigami revint dans le couloir et il observa depuis une fenêtre le policier qui s’éloignait. Kusanagi avait sorti son portable. De là où il était, Ishigami ne voyait pas son visage.
Il s’interrogeait sur la signification de cette visite destinée à vérifier son alibi. L’inspecteur devait avoir un motif pour le soupçonner. Quel pouvait-il être ? Il n’avait pas eu l’impression d’être considéré comme un suspect lors de leurs précédentes rencontres.
Pour autant qu’Ishigami puisse en juger par les questions posées par Kusanagi aujourd’hui, le policier n’avait pas encore compris la vraie nature de cette affaire. Il tâtonnait encore à bonne distance de la vérité. Mais découvrir qu’Ishigami n’avait pas d’alibi avait dû le satisfaire. Ce n’était pas un problème. Tout restait dans les limites prévues par Ishigami.
Le problème…
Le visage de Manabu Yukawa lui vint à l’esprit. Jusqu’à quel point avait-il subodoré la vérité ? Jusqu’à quel point était-il disposé à l’exposer ?
Yasuko lui avait raconté une chose étrange l’autre jour au téléphone. Yukawa lui aurait demandé ce qu’elle pensait de son voisin. Il s’était apparemment aperçu des sentiments qu’Ishigami avait pour elle.
Ishigami se remémora ses échanges avec Yukawa sans voir quel indice il lui avait donné à ce sujet. Comment le physicien avait-il pu s’en rendre compte ?
Il fit demi-tour et se dirigea vers la salle des professeurs. En chemin, il croisa l’employé de tout à l’heure.
— Et… le policier ?
— Il a obtenu les renseignements qu’il cherchait et il vient de partir.
— Vous ne rentrez pas encore chez vous ?
— Non, je viens de me souvenir que j’avais encore une chose à faire.
Ishigami s’éloigna de l’employé et se hâta de retourner dans la salle des professeurs.
Il s’assit à son bureau et se pencha pour regarder sous sa table. Il sortit quelques dossiers du casier qui s’y trouvait. Leur contenu n’avait rien à voir avec ses cours. Ils renfermaient une partie des résultats auxquels Ishigami était parvenu dans sa recherche d’une solution à un problème mathématique très complexe auquel il travaillait depuis plusieurs années.
Il les plaça dans sa serviette et sortit de la salle.
— Je vous ai déjà dit que la réflexion consiste à observer en réfléchissant. Se réjouir parce qu’une expérience produit le résultat escompté, c’est une impression, rien de plus ! Je ne peux pas croire que tout se soit passé comme vous vous y attendiez. Je veux que vous découvriez des choses lorsque vous réalisez une expérience. J’attends de vous que vous réfléchissiez un peu plus avant de rédiger votre compte rendu.
Contrairement à son habitude, Yukawa était irrité. Il rendit son rapport à l’étudiant dépité en secouant la tête avec mécontentement. L’étudiant inclina la sienne et quitta le bureau.
— Toi aussi, cela t’arrive de te mettre en colère ! s’exclama Kusanagi.
— Je ne suis pas en colère. Je lui ai expliqué un point important, c’est tout, dit Yukawa qui se leva pour se faire un café instantané. Tu as appris quelque chose depuis notre dernière rencontre ?
— J’ai vérifié si Ishigami avait un alibi. C’est-à-dire que je suis allé le voir pour lui en parler.
— Une attaque frontale, hein ? fit Yukawa, le dos appuyé à l’évier, sa tasse à la main. Comment a-t-il réagi ?
— Il m’a dit qu’il avait passé la soirée chez lui ce jour-là.
Yukawa fronça les sourcils et secoua la tête de côté.
— Je t’ai demandé comment il avait réagi, et non pas ce qu’il t’avait répondu.
— Comment il a réagi… Il n’a montré aucune hésitation. Il savait que je l’attendais, il a eu le temps de se préparer, je pense.
— Il ne t’a pas donné l’impression qu’il trouvait bizarre que tu lui demandes s’il avait un alibi ?
— Non, il ne m’a pas demandé pourquoi je lui posais cette question. Il faut dire que je ne l’ai pas non plus fait directement.
— C’est bien lui. Il avait peut-être prévu que tu le lui demanderais, remarqua Yukawa comme pour lui-même, avant de boire une gorgée de café. Et il t’a dit qu’il avait passé la soirée chez lui ?
— En plus, il n’a pas assuré ses cours le lendemain matin, parce que, soi-disant, il avait de la fièvre.
Kusanagi posa sur le bureau du physicien la feuille de présence d’Ishigami qu’il s’était procurée au lycée.
Yukawa revint s’asseoir à sa table de travail. Il prit le document.
— Le lendemain matin… c’est ça ?
— Il devait avoir des choses à régler après le meurtre. Et ça l’a empêché d’aller travailler.
— Cette femme qui travaille chez le traiteur, elle a fait quoi ce matin-là ?
— Je le lui ai bien sûr demandé et j’ai vérifié ses dires. Elle est arrivée à son travail à la même heure que d’habitude. Sache que sa fille a été à l’école. Elle n’est même pas arrivée en retard.
Yukawa reposa le document et croisa les bras.
— Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir à régler ?
— Je ne sais pas, moi. Se débarrasser de l’arme du crime ?
— Ça lui aurait pris plus de dix heures ?
— Pourquoi plus de dix heures ?
— Le crime a eu lieu dans la nuit du 10, non ? Qu’il n’ait pas été travailler le matin du 11 signifie que cela lui aurait pris plus de dix heures.
— Il a dû dormir aussi, non ?
— Tu crois que dans une telle situation, on peut dormir avant d’avoir tout arrangé ? Et même si cela lui avait pris tout ce temps et qu’il n’ait pas pu fermer l’œil de la nuit, il serait quand même allé au travail, à coup sûr.
— Tu veux dire que quelque chose l’a forcé à être absent le matin du 11 ?
— J’essaie de comprendre ce que cela peut être, dit Yukawa en saisissant l’anse de sa tasse.
Kusanagi replia la feuille de présence.
— J’ai une question précise à te poser aujourd’hui. Pourquoi as-tu commencé à soupçonner Ishigami ? Tant que je ne le saurai pas, j’aurai du mal à progresser.
— Tu m’étonnes. Tu n’as pas eu besoin de moi pour mettre le doigt sur le fait qu’il a des sentiments pour Yasuko Hanaoka, non ? Tu n’as donc pas besoin de mon opinion sur cette question.
— Tu te trompes. Je ne travaille pas tout seul, comme tu le sais. Je ne peux pas dire à mon chef que j’ai décidé de m’intéresser à lui sans le justifier.
— Et ça ne suffit pas que tu lui expliques que tu as découvert qu’un professeur de maths du nom d’Ishigami figure parmi les gens qui gravitent autour d’elle ?
— C’est exactement ce que j’ai fait. Et j’ai enquêté sur la nature de leurs relations. Mais à mon grand regret, je n’ai rien découvert qui prouve qu’ils ont une relation intime.
En l’entendant, Yukawa se mit à rire si fort qu’il en trembla.
— C’est normal.
— Que veux-tu dire par là ?
— Rien de particulier. Juste qu’il n’y a probablement rien entre eux. J’irai jusqu’à affirmer que tu ne trouveras rien même si tu cherches longtemps.