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— Tu avais un besoin pressant de me voir ?

— Pressant… je n’en suis pas sûr. Peut-être, fit-il en penchant la tête de côté.

— Tu veux me parler maintenant ? demanda Ishigami en regardant sa montre. Je n’ai pas beaucoup de temps.

— Dix minutes, un quart d’heure me suffiront.

— Dans ce cas, faisons-le en marchant, si tu es d’accord.

— Ça me convient mais… Yukawa regarda autour de lui. Je voudrais te parler ici quelques minutes. Deux ou trois minutes. Asseyons-nous sur ce banc.

Sans attendre l’assentiment d’Ishigami, il y alla.

Ishigami soupira avant de le rejoindre.

— On a déjà fait ce trajet ensemble, remarqua Yukawa.

— C’est vrai.

— Et tu m’as dit, en regardant les SDF, qu’on pourrait régler sa montre sur leurs actions. Tu te rappelles ?

Yukawa hocha la tête, l’air satisfait.

— Nos vies, la tienne comme la mienne, sont régies par le temps. Parce que nous sommes tous les deux happés par les engrenages de la montre qu’est la société dans laquelle nous vivons. Une montre ne peut fonctionner sans engrenages. Les gens ne tolèrent pas que l’on vive seul en suivant ses propres règles. Cela nous apporte la stabilité mais en même temps nous prive de liberté. J’ai entendu dire que parmi les sans-abri, certains n’ont aucune envie de retrouver la vie qu’ils avaient avant.

— Tes deux ou trois minutes seront vite passées si tu continues à les gâcher ainsi. Ishigami consulta sa montre. Tu en as déjà utilisé une.

— Ce que je voulais dire, c’est que dans notre monde, aucun engrenage n’est inutile, et que l’engrenage lui-même décide à quoi il servira. Yukawa ne quittait pas Ishigami des yeux. Tu as décidé de quitter l’enseignement ?

Ishigami ouvrit de grands yeux étonnés.

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Je ne sais pas, j’en ai l’impression. Parce que je ne pense pas que tu croies que l’engrenage qui t’a été assigné soit d’enseigner les mathématiques au lycée.

Yukawa se leva du banc.

— Allons-y !

Les deux hommes se mirent à marcher sur la berge surélevée de la Sumida. Ishigami se taisait, laissant à son ami le soin d’animer la conversation.

— J’ai appris que Kusanagi était venu te voir. Pour vérifier ton alibi.

— Oui, la semaine dernière.

— Il te soupçonne.

— Oui, j’en ai l’impression. Je dois avouer que je ne comprends absolument pas pourquoi.

Yukawa esquissa un sourire en l’entendant.

— A dire vrai, il n’y croit pas entièrement. Il a remarqué que je m’intéressais à toi et cela a attiré son attention, c’est tout. Je ne devrais sans doute pas te le dire, mais la police n’a presque rien qui justifie un quelconque soupçon à ton égard.

Ishigami s’arrêta.

— Pourquoi me racontes-tu cela ?

Yukawa s’immobilisa à son tour et le regarda.

— Parce que je suis ton ami. C’est ma seule raison.

— Tu penses que tu dois me le dire parce que tu es mon ami ? Pourquoi ? Je n’ai rien à voir avec ce meurtre. Que la police me soupçonne ou non, cela ne change rien pour moi.

Yukawa soupira profondément. Puis il secoua légèrement la tête de côté. Ishigami le remarqua. Il ressentit de l’irritation en voyant l’expression presque attristée du physicien.

— Ce n’est pas une question d’alibi, dit calmement Yukawa.

— Hein ?

— Kusanagi et ses collègues ne pensent qu’à démontrer que l’alibi est faux. Ils croient qu’ils parviendront à la vérité s’ils arrivent à prouver que l’alibi de Yasuko Hanaoka ne tient pas, si tant est qu’elle soit coupable. De la même façon, si tu es son complice, ils pensent que détruire ton alibi leur permettra de faire s’effondrer votre citadelle.

— Je ne comprends pas du tout pourquoi tu me dis tout cela, reprit Ishigami. C’est normal que les policiers raisonnent ainsi, non ? Si tant est, comme tu le dis, qu’elle soit coupable.

Yukawa esquissa à nouveau un sourire.

— Kusanagi m’a raconté quelque chose d’amusant. Au sujet de la manière dont tu prépares les problèmes d’examen. Il m’a expliqué que tu utilises les a priori de tes élèves pour les égarer. Que tu donnes à un problème l’aspect d’une question de géométrie quand il porte en réalité sur les fonctions. J’en ai été impressionné. Cela me paraît une excellente méthode pour voir quels sont les élèves qui essaient de résoudre les problèmes sur la base de ce qu’ils ont dans leur manuel, sans comprendre la vraie nature des mathématiques. Ils croient avoir affaire à un problème de géométrie qu’ils essaient de résoudre grâce à la géométrie. Et ils n’y arrivent pas. Le temps passe mais ils ne progressent pas d’un centimètre dans la résolution du problème. Ce n’est peut-être pas très gentil, mais c’est une manière efficace de vérifier ce dont ils sont capables.

— Où veux-tu en venir ?

— A Kusanagi et ses collègues, reprit-il d’un ton sérieux. Ils s’égarent en cherchant à démonter les alibis. C’est certainement normal, puisque leur suspect no 1 ne cesse de souligner qu’elle en a un. Mais ils n’avancent pas d’un pouce. Ils voudraient y trouver une faiblesse, c’est humain. Nous faisons la même chose dans nos recherches. Mais dans notre monde, il arrive souvent que la faiblesse se trouve à un endroit qui n’a rien à voir avec notre cible. Kusanagi et ses collègues sont tombés dans ce piège. Plus précisément, ils en sont prisonniers.

— Tu ne crois pas que si tu as des doutes sur la direction de l’enquête, tu ferais mieux d’en faire part à la police plutôt qu’à moi ?

— Bien sûr. Je finirai par le faire, tôt ou tard. Mais je voulais d’abord te parler. Je t’ai déjà dit pourquoi tout à l’heure.

— Parce que tu es mon ami, c’est ça ?

— Et aussi parce que je ne veux pas perdre ton talent. Je voudrais que tu cesses sans tarder de te préoccuper de ces choses embêtantes pour te consacrer à ce que tu as à faire. Je ne veux pas que tu gâches tes ressources intellectuelles.

— Je n’ai pas attendu tes recommandations, rassure-toi, je ne perds pas mon temps.

Ishigami se remit à marcher, non parce qu’il craignait d’être en retard, mais parce que rester sur place lui était pénible.

Yukawa lui emboîta le pas.

— Pour résoudre cette énigme, il faut cesser de penser que c’est l’alibi qui compte. Le problème est différent. Et la différence est plus grande encore que celle qui existe entre la géométrie et les fonctions.

— Je te pose cette question pour ma gouverne, mais à ton avis, quelle est la nature du problème ? demanda Ishigami qui marchait en regardant droit devant lui.

— Il faudrait plus de temps pour y répondre même brièvement, mais on pourrait dire qu’il porte sur le camouflage. Sur une manœuvre de dissimulation. Les enquêteurs s’y sont laissé prendre. Ce qu’ils prennent pour des indices n’en sont pas. Ils sont tombés dans le piège qui leur était tendu lorsqu’ils ont mis la main sur ce qu’ils ont pris pour une indication.

— Le problème paraît complexe.

— Il l’est. Mais si l’on change un tout petit peu de perspective, il est étonnamment simple. Si une personne médiocre cherche à réaliser une opération de camouflage complexe, elle creusera sa propre tombe en recherchant la complexité. Une personne géniale ne tombera pas dans ce travers. Elle arrivera à rendre le problème extrêmement complexe en sélectionnant une méthode très simple qu’une personne normale n’utiliserait certainement pas.

— Je croyais que les physiciens n’aimaient pas s’exprimer de façon abstraite.