— Non, je ne pense pas.
— De Chiba ou de Saitama…
Il quitta la bibliothèque sans être plus éclairé. Il ne comprenait pas du tout le raisonnement de Yukawa. Pourquoi avait-il besoin des journaux de province ? Kusanagi se trompait-il du tout au tout ? L’intérêt de son ami pour les journaux n’avait-il aucun lien avec l’affaire ?
Il retourna vers le parking en y réfléchissant. Il était venu en voiture.
Au moment où il allait démarrer, il aperçut Manabu Yukawa qui sortait du bâtiment de physique. Il avait enlevé sa blouse blanche, et une veste bleu marine était posée sur ses épaules. Visiblement plongé dans ses pensées, il se dirigeait vers une sortie du campus sans un regard pour les alentours.
Kusanagi mit sa voiture en route après avoir vu son ami prendre à gauche après le portail de l’université. Il quitta le campus et vit Yukawa héler un taxi. La voiture de Kusanagi déboucha sur l’avenue au moment où le taxi partait.
Célibataire, Yukawa passait le plus clair de son temps à l’université. Il avait coutume de dire à son ami qu’il n’avait rien à faire chez lui, et qu’il préférait lire ou faire du sport sur son lieu de travail plutôt que dehors. Il avait ajouté qu’il trouvait plus commode d’y prendre ses repas.
Il n’était pas encore cinq heures. Kusanagi ne croyait pas possible que son ami ait décidé de rentrer chez lui.
Il mémorisa tout en suivant le taxi son numéro et le nom de la société à laquelle il appartenait, pour pouvoir vérifier où Yukawa était descendu s’il le perdait de vue.
Le taxi roulait vers l’est. La circulation était assez dense. Kusanagi laissa quelques voitures entre la sienne et l’autre, mais il réussit heureusement à profiter des mêmes feux verts.
Le taxi arriva à Nihonbashi. Il s’arrêta juste avant la Sumida, au pied du pont Shin-Ohashi. L’appartement d’Ishigami n’était pas loin.
Kusanagi immobilisa sa voiture au bord du trottoir et suivit son ami des yeux. Il descendit l’escalier qui menait à la berge du fleuve. Il n’avait apparemment pas l’intention de se rendre dans l’immeuble du professeur de mathématiques.
L’inspecteur regarda autour de lui à l’affût d’une place. Il eut de la chance : un emplacement dépendant d’un parcmètre était libre à proximité. Il s’y gara et courut vers l’escalier.
Yukawa marchait tranquillement sur la berge en direction de l’aval du fleuve. Il semblait se promener sans but précis. Il jetait parfois des coups d’œil aux sans-abri mais il poursuivait son chemin.
Il ne s’arrêta qu’une fois arrivé à la fin de leur campement et posa les coudes sur la rambarde du côté du fleuve. Il tourna soudain les yeux vers Kusanagi.
L’inspecteur eut une seconde d’hésitation. Yukawa, pour sa part, ne paraissait nullement surpris. Il esquissa un sourire. Il semblait avoir remarqué que son ami le suivait depuis quelque temps.
Kusanagi s’approcha de lui à grands pas.
— Tu savais que j’étais là ?
— Ta vieille Skyline n’est pas très discrète. On n’en voit plus beaucoup aujourd’hui.
— Tu es venu ici parce que tu savais que je te suivais ? Ou bien était-ce ta destination dès le départ ?
— Les deux, mon capitaine. Ou ni l’un ni l’autre. J’avais l’intention d’aller un peu plus loin. Quand j’ai vu ta voiture, j’ai décidé de descendre plus tôt que prévu. Je voulais t’amener ici.
— Que veux-tu que je fasse dans cet endroit ? demanda Kusanagi en inspectant les alentours du regard.
— C’est ici que j’ai parlé pour la dernière fois avec Ishigami. Voici ce que je lui ai dit : “Dans notre monde, aucun engrenage n’est inutile, et c’est l’engrenage lui-même qui décide à quoi il servira.”
— Engrenage ?
— Ensuite, je lui ai fait part des quelques doutes que j’avais à propos de cette affaire. Il s’est refusé à les commenter, mais il y a répondu après que nous nous étions quittés. En se livrant à la police.
— Tu veux dire qu’il s’y est résigné après t’avoir écouté ?
— Résigné… Peut-être, d’une certaine façon, mais je pense surtout qu’il avait le sentiment d’avoir joué sa dernière carte. Il l’avait visiblement bien préparée.
— De quoi lui as-tu parlé ?
— Je viens de te le dire ! D’engrenages.
— Et après, tu lui as fait part de quelques doutes, non ? C’est ce que je te demande.
Un sourire triste flotta sur le visage de Yukawa qui secoua ensuite la tête.
— Ils n’ont aucune importance.
— Aucune importance ?
— L’important, c’était cette histoire d’engrenage, puisqu’elle l’a conduit à se rendre.
Kusanagi soupira bruyamment.
— Tu es allé lire de vieux journaux à la bibliothèque, n’est-ce pas ? Dans quel but ?
— Tokiwa t’en a parlé ? Je vois que tu t’intéresses de près à mes mouvements.
— N’imagine pas que je le fasse avec plaisir. Mais comme tu ne veux rien me raconter…
— Je ne suis pas fâché. Puisque c’est ton travail, tu es libre d’enquêter, même à mon sujet.
Kusanagi scruta le visage de son ami et baissa la tête.
— Yukawa, s’il te plaît, arrête de parler par allusions. Tu sais quelque chose, n’est-ce pas ? Dis-moi ce que c’est. Ishigami n’est pas le vrai coupable, non ? Si c’est ça, le laisser payer pour quelqu’un d’autre est amoral. Je ne peux pas croire que tu laisses un vieil ami dans cette situation.
— Lève la tête !
Kusanagi obéit et le regarda. Il frémit. Le physicien faisait une affreuse grimace. Il fermait les yeux, une main sur le front.
— Bien sûr que je ne veux pas le laisser payer pour quelqu’un d’autre. Mais il est trop tard. Je ne comprends pas pourquoi il en est arrivé là…
— Qu’est-ce qui te fait souffrir à ce point ? Pourquoi ne te confies-tu pas à moi ? Nous sommes amis, non ?
En l’entendant, Yukawa ouvrit les yeux et le regarda, le visage sévère.
— Tu es mon ami mais tu es aussi policier.
Kusanagi était pris de court. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il avait l’impression qu’un mur les séparait. Parce qu’il était policier, son ami refusait de lui dire la raison de sa souffrance.
— Je vais aller voir Yasuko Hanaoka, dit Yukawa. Tu m’accompagnes ?
— Je peux ?
— Si tu veux. A condition que tu gardes le silence.
Après un instant de réflexion, Kusanagi accepta.
Yukawa fit demi-tour et se mit à marcher. Son ami le suivit. Il comprit qu’il se dirigeait vers le traiteur. Il avait très envie de lui demander pourquoi il voulait la voir mais il n’en fit rien.
Le physicien remonta sur l’avenue par l’escalier situé avant le pont Kiyosu. Kusanagi le suivit. Yukawa l’attendait en haut.
— Tu vois cet immeuble de bureaux ? demanda-t-il en le désignant du doigt. Il a une porte vitrée, non ?
Kusanagi suivit son regard et aperçut leurs silhouettes qui s’y reflétaient.
— Oui, et alors ?
— Quand j’ai rencontré Ishigami juste après le meurtre, j’y ai vu nos deux silhouettes. Ou plutôt, je ne les ai pas vues, mais Ishigami me les a montrées. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas pensé une minute qu’il était mêlé à cette histoire. J’étais simplement ravi de cette occasion de retrouver un vieux rival.
— Tu veux dire qu’en voyant vos reflets, tu as commencé à douter de lui ?
— Il a fait ce commentaire : “Toi, tu es resté jeune, pas comme moi, tu as encore tous tes cheveux.” J’ai compris qu’il était mécontent d’avoir perdu les siens. Cela m’a estomaqué. Je ne le croyais pas capable de se préoccuper de son physique. Il refusait par principe de juger les gens sur leur apparence, et ne voulait pas d’une vie où cela comptait. Mais à ce moment-là, il s’en préoccupait. Il se plaignait de sa calvitie. C’est comme ça que j’ai compris qu’il était dans un état où il ne pouvait s’empêcher de penser à son apparence. Autrement dit, qu’il était amoureux. Je me suis demandé pourquoi il avait fait cette sortie. Pourquoi tout d’un coup, il se faisait du souci à propos de son aspect.