Elle entendit frapper encore une fois. Elle inspira profondément.
— Oui, répondit-elle en forçant sa voix à paraître normale, un effort qui lui parut surhumain. Qui est là ?
— Votre voisin, Ishigami.
Yasuko sursauta. Le bruit qu’elles avaient fait avait dû être inhabituel. Que son voisin le trouve étrange était inévitable. Cela expliquait qu’il soit venu sonner à sa porte.
— Un instant, j’arrive.
Elle s’était efforcée de parler normalement mais elle ignorait si elle y était arrivée.
Misato était dans la petite chambre dont elle avait refermé la cloison coulissante. Yasuko regarda le cadavre de Togashi. Il fallait faire quelque chose.
La table chauffante n’était pas à sa place, probablement parce qu’elle avait tiré le cordon. Elle la déplaça et dissimula le corps sous la nappe molletonnée qui la recouvrait. Le meuble était à un endroit un peu bizarre, mais elle ne pouvait faire mieux.
Elle alla à la porte d’entrée après s’être assurée que ses vêtements n’étaient pas en désordre. Ses yeux se posèrent sur les souliers boueux de Togashi. Elle les fourra au fond du placard à chaussures.
Elle mit la chaîne de sécurité en prenant garde à ne pas faire de bruit. La porte n’était pas verrouillée. Elle éprouva un vif soulagement à l’idée qu’Ishigami ne l’ait pas ouverte.
Elle entrebâilla la porte et vit la grosse tête ronde de son voisin. Ses petits yeux étaient tournés vers elle. Son visage était inexpressif. Elle le trouva déplaisant.
— Euh… euh… que voulez-vous ? demanda-t-elle en souriant tout en sentant la tension tirer les muscles de ses joues.
— J’ai entendu un bruit terrible, répondit son voisin sans se départir de son expression impénétrable. Il vous est arrivé quelque chose ?
— Non, rien de spécial, répondit-elle en secouant la tête. Je suis désolée de vous avoir dérangé.
— Si ce n’est rien, tant mieux.
Yasuko vit que ses petits yeux étaient dirigés vers le séjour. Soudain elle eut très chaud. Elle dit la première chose qui lui passa par la tête.
— J’ai vu un cafard…
— Un cafard ?
— Oui. Il y en a un qui est apparu et ma fille et moi avons essayé de l’attraper et… je crains que nous ayons fait beaucoup de bruit.
— Et vous l’avez tué ?
— Hein ?… fit Yasuko en sentant son visage se crisper.
— Ce cafard, vous avez réussi à vous en débarrasser ?
— Euh… oui. Complètement. Tout va bien maintenant. Vraiment, expliqua-t-elle en hochant vigoureusement la tête.
— Ah bon ! Surtout n’hésitez pas à me solliciter si je peux faire quelque chose.
— Je vous remercie. Je suis vraiment confuse de tout ce vacarme, dit Yasuko en inclinant la tête avant de fermer la porte.
Elle mit le verrou. Elle entendit Ishigami rentrer chez lui et soupira en l’entendant refermer sa porte. Elle s’accroupit sans réfléchir.
Elle entendit la cloison coulissante s’ouvrir dans son dos, puis la voix de Misato qui l’appelait. Yasuko se releva lentement. Elle sentit le désespoir l’envahir à nouveau en voyant la bosse sous la nappe molletonnée de la table chauffante.
— On n’avait pas le choix, murmura-t-elle après un long silence.
— Que va-t-on faire maintenant ? demanda sa fille en la regardant par en dessous.
— La seule chose possible. Téléphoner à… la police.
— Tu vas te rendre ?
— Comment faire autrement ? Il est mort, et il ne va pas ressusciter.
— Et si tu fais ça, que va-t-il t’arriver ?
Yasuko se passa la main dans les cheveux. Elle se rendit compte qu’elle était décoiffée. Son voisin le professeur de maths avait peut-être trouvé cela bizarre. Mais elle ne s’y attarda pas.
— Tu iras en prison, non ? insista sa fille.
— Je crois bien, oui, fit-elle en sentant le renoncement détendre ses lèvres. J’ai tué quelqu’un.
Misato fit non de la tête avec conviction.
— Ça ne tient pas debout.
— Comment ça ?
— Tu n’as rien fait de mal. Le coupable, c’est lui. Vous êtes divorcés, mais il revenait sans cesse à la charge, contre toi ou contre moi… Ce n’est pas juste que tu doives aller en prison à cause de quelqu’un comme lui.
— Ça ne change rien au fait que je l’ai tué.
Etrangement, expliquer cela à sa fille apaisa Yasuko. Elle était à présent capable de raisonner calmement. Sa conviction qu’elle n’avait qu’une seule chose à faire était de plus en plus forte. Elle ne voulait pas que Misato soit la fille d’une meurtrière. Si cela était impossible, elle pouvait au moins lui éviter d’être vue comme telle par la société.
Le combiné sans fil du téléphone entra dans son champ de vision. Elle tendit la main pour le prendre.
— Non ! cria sa fille en se jetant sur elle pour le lui arracher.
— Lâche-moi !
— Non, je veux pas, s’écria sa fille en agrippant son poignet.
Ses bras étaient vigoureux, probablement grâce au badminton.
— Lâche-moi, s’il te plaît.
— Non, je ne te laisserai pas faire ça, maman. Si tu te dénonces, je me dénoncerai aussi.
— Ne dis pas de bêtises !
— C’est moi qui ai porté le premier coup. Tu es venue à mon secours, c’est tout. Et après, je t’ai aidée, donc je suis ta complice.
Déconcertée par cette déclaration, Yasuko relâcha son étreinte. Misato en profita pour s’emparer du téléphone. Elle le colla contre elle comme pour le cacher et alla dans un coin de la pièce en tournant le dos à sa mère.
La police. Yasuko se mit à y penser.
Les policiers la croiraient-ils ? Si elle leur racontait qu’elle avait tué Togashi seule, ne douteraient-ils pas de son récit ? Accepteraient-ils sans discussions sa version des faits ?
Ils ne manqueraient pas de l’interroger longuement. Elle se souvenait du mot “corroborer” qu’elle avait entendu dans des fictions policières à la télévision. Les enquêteurs cherchaient à vérifier par tous les moyens possibles les déclarations des coupables. Ils questionnaient les voisins et les proches, faisaient intervenir la police scientifique, recouraient à tout ce qui était à leur disposition.
Elle eut l’impression que tout devenait noir autour d’elle. Elle se sentait capable de taire ce que sa fille avait fait, même s’ils la menaçaient du pire. Mais elle ne pourrait pas les empêcher de découvrir la vérité. Elle aurait beau les supplier, ils n’accepteraient pas de laisser sa fille en paix.
Yasuko réfléchit à la manière dont elle pourrait les convaincre qu’elle avait agi seule mais y renonça rapidement. Elle avait l’impression que les enquêteurs ne seraient pas dupes de ses mensonges.
Elle parvint à la conclusion qu’il lui fallait avant tout protéger sa fille. Elle ferait tout, dût-elle y laisser sa vie, pour protéger sa pauvre petite fille qui depuis sa naissance n’avait presque pas connu le bonheur, parce qu’elle avait la malchance de l’avoir pour mère.
Mais que pouvait-elle faire ? Existait-il un moyen de parvenir à ce but ?
Au même moment, le téléphone que Misato serrait contre elle se mit à sonner. La jeune fille écarquilla les yeux en regardant sa mère.
Yasuko tendit la main sans rien dire. Misato sembla hésiter puis elle lui passa le combiné sans se hâter.
Yasuko inspira profondément avant d’appuyer sur la touche “début d’appel”.
— Allô !
— Bonsoir, c’est votre voisin, Ishigami.
— Ah !
Le professeur, de nouveau. Que lui voulait-il à présent ?
— Qu’y a-t-il ?