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— Vous avez fini par comprendre la signification de ce que je vous dis, n’est-ce pas ? C’est bien ce qui s’est passé. Ishigami a commis un crime pour vous protéger. Le 10 mars. Le lendemain du jour où le vrai Shinji Togashi a été tué.

Yasuko eut un vertige. Elle avait du mal à tenir assise. Ses membres étaient glacés, et elle avait la chair de poule.

En voyant le changement d’attitude de Yasuko Hanaoka, Kusanagi devina que son ami lui avait révélé la vérité. Même à distance, il voyait qu’elle avait blêmi. Kusanagi ne s’en étonna pas. Après tout, cela la concernait au premier chef.

Il avait lui-même du mal à y croire. Lorsque Yukawa lui avait tout expliqué, il avait commencé par douter. Le physicien n’avait aucune raison de plaisanter mais son récit lui avait paru irréel.

Kusanagi lui avait dit qu’une telle chose était inconcevable. Il aurait tué un autre homme afin de dissimuler le meurtre commis par Yasuko Hanaoka ? Personne n’était capable de faire une chose aussi idiote ! Mais s’il disait vrai, qui avait-il tué ?

Attristé, son ami avait fait non de la tête.

— J’ignore son nom. Mais je sais de quel genre d’homme il s’agissait.

— Que veux-tu dire ?

— Il existe dans notre monde des gens dont personne ne remarquera l’absence s’ils disparaissent, dont personne ne se préoccupera. Il n’y a sans doute pas eu d’avis de recherche. La victime avait probablement rompu avec sa famille, lui avait-il expliqué en montrant du doigt le chemin qu’ils venaient d’emprunter, le long du fleuve. Tu viens d’en voir, des hommes dans cette situation !

Kusanagi n’avait pas immédiatement compris ce qu’il voulait dire. Mais il avait regardé la direction indiquée par son ami et tout s’était éclairé pour lui. Il en avait eu le souffle coupé.

— Les SDF qui vivent là-bas ?

Yukawa ne lui avait pas donné sa confirmation mais il s’était remis à parler.

— As-tu prêté attention à l’homme qui rassemble des canettes vides ? Il sait tout des sans-abri établis ici. Il m’a parlé d’un homme qui est arrivé il y a un mois environ. Il s’est installé près d’eux sans chercher à établir de contacts. Il ne s’était pas encore construit de cabane, il ne devait pas encore être prêt à dormir sur des cartons. L’homme qui collecte les canettes m’a expliqué que les nouveaux arrivants réagissent généralement ainsi. Nous, les êtres humains, avons tous du mal à nous débarrasser de notre orgueil. Mon interlocuteur pensait que ce n’était qu’une question de temps. Il se trouve que cet homme-là a disparu. Rien ne le laissait présager. L’homme aux canettes s’est demandé ce qui lui était arrivé, mais il ne s’en est pas inquiété plus que cela. Les autres SDF ont probablement remarqué son absence, mais personne n’en a parlé. Dans leur monde, il n’est pas rare que les gens disparaissent du jour au lendemain. Or il se trouve, avait continué Yukawa, que cet inconnu a disparu autour du 10 mars. Il était âgé d’une cinquantaine d’années. Il avait un peu d’embonpoint, comme la plupart des hommes de son âge.

Le 11 mars, un corps avait été trouvé au bord de la Kyu-Edogawa.

— J’ignore comment les choses se sont passées, mais Ishigami a découvert le crime de Yasuko Hanaoka, et il a probablement décidé de l’aider à le dissimuler. Il a compris qu’il ne suffirait pas d’éliminer le cadavre. Parce que la police viendrait nécessairement chez elle s’il était retrouvé. Il n’était pas non plus certain qu’elle et sa fille sauraient faire semblant de ne rien savoir très longtemps. Et il a conçu le plan de tuer une autre personne et de faire croire à la police qu’il s’agissait de Shinji Togashi. La police s’occuperait de l’identifier et d’établir les circonstances du meurtre. Plus l’enquête progresserait, moins Yasuko Hanaoka serait soupçonnée. Cela va de soi. Parce qu’elle n’avait rien à voir avec ce crime. Parce qu’il ne s’agissait pas de Shinji Togashi. Toi et tes collègues enquêtiez en d’autres termes sur un autre meurtre.

L’histoire que lui avait racontée calmement Yukawa ne lui paraissait pas vraie. Il n’avait cessé de faire non de la tête en l’écoutant.

— Ishigami a eu l’idée d’un plan aussi extraordinaire probablement parce qu’il avait l’habitude de passer ici tous les jours. J’imagine qu’à les voir, il a réfléchi à leur sujet. En s’interrogeant sur le sens de leur vie, il en est venu à penser que personne ne remarquerait la disparition de l’un d’eux, ni ne regretterait sa mort…

— Tu veux dire qu’il en a conclu qu’il pouvait en tuer un ? s’était assuré Kusanagi.

— Non, je ne pense pas. Mais à mon avis, ils étaient présents à son esprit quand il a élaboré son plan. Je crois t’avoir déjà dit que c’est un homme capable d’accomplir des actes d’une grande cruauté, dans la mesure où ils sont rationnels.

— Tuer quelqu’un est un acte rationnel ?

— Il avait besoin d’un autre cadavre. C’était une pièce indispensable pour parachever son puzzle.

Toute l’histoire était difficile à saisir. Kusanagi la trouvait extraordinaire, comme le ton qu’avait son ami, sans doute celui qu’il prenait pour faire cours à ses étudiants.

— Le lendemain du jour où Yasuko Hanaoka a tué Shinji Togashi, Ishigami a abordé un SDF. Je ne sais pas comment il a procédé, mais je suis certain qu’il lui a présenté toute l’affaire comme un emploi temporaire. Il lui a tout d’abord demandé de se rendre dans la chambre d’hôtel que Togashi avait louée, et d’y rester jusqu’au soir. Ishigami avait fait disparaître toutes les empreintes du vrai Togashi pendant la nuit. Si bien que vous n’avez trouvé là-bas que les empreintes et les cheveux du faux. Le soir venu, l’inconnu a mis les vêtements qu’Ishigami lui avait remis, et il s’est rendu au lieu du rendez-vous.

— A la station de Shinozaki ?

Yukawa avait fait non de la tête en entendant la question de Kusanagi.

— Non. Je pense que c’était celle juste avant, celle de Mizué.

— De Mizué ?

— Ishigami a volé la bicyclette devant la station de Shinozaki, et il a donné rendez-vous à l’inconnu à Mizué, du moins je le pense. Il y est vraisemblablement venu avec un autre vélo. Les deux hommes se sont rendus au bord de la Kyu-Edogawa et Ishigami a tué son compagnon. Il lui a écrasé le visage pour éviter que l’on comprenne qu’il ne s’agissait pas de Togashi, bien sûr. Mais il n’avait pas besoin de brûler le bout des doigts. L’homme avait laissé ses empreintes dans la chambre louée par Togashi et la police l’aurait identifié comme tel de toute manière. Cela aurait cependant paru étrange qu’un criminel qui défigure quelqu’un ne fasse pas disparaître ses empreintes digitales. Il l’a fait en pensant qu’il n’avait pas le choix. Ce geste risquait de retarder l’identification du cadavre. D’où la présence d’empreintes digitales sur la bicyclette. Il n’a brûlé qu’à moitié les vêtements de la victime pour la même raison.

— Il n’avait pas besoin d’un vélo neuf à cette fin, non ?

— Il l’a choisi parce qu’il avait pensé à tout.

— Pensé à tout ?

— Etablir l’heure du crime était pour lui un point essentiel. Le médecin légiste la définit jusqu’à un certain point, mais si le corps n’avait pas été découvert rapidement, cela aurait pu avoir une grande incidence sur le travail du légiste. Au pire, il aurait pu conclure que le crime avait eu lieu dans une période qui incluait la nuit précédente, c’est-à-dire la soirée du 9 mars. Cela aurait été très gênant : Yasuko Hanaoka et sa fille qui avaient tué le vrai Togashi ce soir-là n’avaient aucun alibi pour le 9. Pour écarter ce risque, Ishigami voulait avoir une preuve que le vol avait été commis le 10. Mieux valait choisir un vélo quasi neuf pour être sûr que son propriétaire remarque sa disparition.