— Autrement dit, cette bicyclette remplissait plusieurs fonctions ! s’exclama Kusanagi en se frappant le front du poing.
— Elle avait les deux pneus crevés quand vous l’avez trouvée, n’est-ce pas ? Cela ressemble bien à Ishigami de penser jusque-là. Son but devait être d’empêcher quelqu’un d’autre de s’en servir. Il s’est donné beaucoup de mal pour garantir l’alibi de Yasuko Hanaoka et de sa fille.
— Pourtant leur alibi n’était pas si solide ! Nous n’avons pas réussi à établir de manière définitive qu’elles étaient véritablement allées au cinéma.
— Mais vous n’avez pas non plus réussi à prouver qu’elles n’y étaient pas, non ? fit Yukawa en tendant le doigt vers lui. Leur alibi ne semble pas solide mais vous n’avez pas réussi à le détruire. Parce qu’Ishigami l’a conçu dans ce but. Un alibi parfait pouvait vous faire penser qu’il y avait une astuce. Cela aurait pu vous conduire à envisager la possibilité que le cadavre ne soit pas celui de Shinji Togashi. Ishigami le craignait. Il a mis au point un plan qui ne laissait aucun doute sur l’identité de la victime mais rendait Yasuko Hanaoka suspecte aux yeux de la police et empêchait ainsi la police de changer de point de vue.
Kusanagi avait grogné. Yukawa avait raison. Après avoir établi que la victime était Shinji Togashi, la police avait soupçonné Yasuko Hanaoka. Parce que son alibi n’était pas entièrement convaincant, elle avait continué à la considérer comme la principale suspecte. Ce faisant, ni lui ni ses collègues n’avaient envisagé la possibilité que le corps ne soit pas celui de Shinji Togashi.
— Quel homme effroyable ! murmura Kusanagi.
— Je suis d’accord, avait dit le physicien. C’est grâce à quelque chose que tu m’as dit que je me suis aperçu de cette astuce terrifiante.
— Moi ?
— Tu m’as rapporté les explications qu’il t’avait données sur sa méthode pour préparer les problèmes de ses contrôles, non ? La façon dont il créait l’illusion qu’il s’agissait de géométrie lorsqu’en réalité le problème portait sur les fonctions.
— Et alors ?
— La technique utilisée est la même. Il a fait croire que l’astuce portait sur l’alibi, alors qu’en réalité elle concernait l’identité du cadavre.
Kusanagi poussa une exclamation sourde.
— Tu te souviens que ce jour-là, tu m’as ensuite montré la feuille de présence d’Ishigami ? J’ai vu qu’il avait été absent le 10 au matin. Tu n’y as pas prêté attention, parce que tu pensais que c’était sans rapport avec le crime, mais je l’ai remarqué. La chose qu’il cherchait à cacher à tout prix avait eu lieu la veille.
Yukawa faisait référence au crime commis par Yasuko Hanaoka.
Le récit du physicien était parfaitement logique. Les éléments qui avaient attiré son attention, le vol de la bicyclette comme le fait que les vêtements n’avaient pas entièrement brûlé, étaient essentiels pour découvrir la vérité. Kusanagi dut admettre que ses collègues et lui étaient tombés dans le piège tendu par Ishigami.
Mais il ne parvenait pas à se défaire de son sentiment d’irréalité. Commettre un meurtre pour en cacher un autre… Se trouvait-il vraiment des gens capables d’imaginer cela ? La véritable astuce était peut-être que tout semblait incroyable.
— Cette astuce a une seconde signification importante, déclara Yukawa comme s’il avait deviné les pensées de son ami. Elle rendait inébranlable la résolution d’Ishigami de se livrer à la police si elle devait trop se rapprocher de la vérité. S’il n’avait été que résolu, il courait le risque de prendre peur au dernier moment. Il aurait pu finir par dévoiler la vérité au bout de plusieurs interrogatoires. Mais je ne pense pas qu’il le craigne aujourd’hui. Personne ne peut le faire trembler. Quoi qu’il arrive, il continuera à affirmer qu’il est le coupable. C’est compréhensible. Il a vraiment tué l’inconnu dont le corps a été retrouvé au bord de la Kyu-Edogawa. Il est coupable, et c’est normal qu’il aille en prison. Il peut ainsi parfaitement protéger la femme qu’il aime de toute son âme.
— Il aurait compris que son astuce était sur le point d’être dévoilée ?
— Je le lui ai annoncé. Je lui ai dit que j’avais tout compris. D’une manière qu’il était le seul à pouvoir comprendre. Avec les mêmes mots que ceux que j’ai utilisés avec toi. Il n’y a pas d’engrenage inutile en ce bas monde et l’engrenage décide seul à quoi il peut servir… Tu comprends maintenant de quoi je parle quand je dis engrenage ?
— De cet inconnu qu’il a utilisé comme la pièce qui manquait dans son puzzle ?
— Il a commis un acte impardonnable. Il devait se livrer à la police. Je lui ai parlé d’engrenage pour l’inciter à le faire. Mais je ne pensais pas qu’il le ferait de cette façon. Qu’il la protégerait en prétendant l’avoir harcelée… Je me suis rendu compte de l’autre signification de son astuce en apprenant comment il s’était rendu.
— Où est le cadavre de Shinji Togashi ?
— Je l’ignore. Ishigami l’a fait disparaître. Il a peut-être déjà été découvert en dehors de Tokyo, ou peut-être pas.
— En dehors de Tokyo ? Tu veux dire hors de notre portée ?
— Oui. Il ne voulait pas que l’on puisse établir un lien entre ce corps et Shinji Togashi.
— C’est pour cette raison que tu es allé lire des quotidiens à la bibliothèque ? Tu voulais savoir si on n’avait pas découvert un cadavre quelque part ?
— Oui, et à ma connaissance, ce n’est pas le cas. Cela finira par arriver. Il n’a pas pu le cacher si bien que cela. Mais cela ne l’inquiète pas, car le corps ne sera pas identifié comme celui de Shinji Togashi.
Kusanagi avait dit qu’il allait faire enquêter là-dessus, mais Yukawa avait fait non de la tête. Il avait ajouté que cela reviendrait à rompre sa promesse.
— Je te l’ai dit, non ? Si j’ai pu te raconter tout cela, c’est parce que je parlais à l’ami que tu es pour moi et non au policier. Si tu fais une enquête sur la base de mon récit, je cesserai d’être ton ami.
Le regard du physicien était grave. Kusanagi sentit que toute protestation serait inutile.
— Je veux miser sur elle, avait-il continué en tendant le doigt dans la direction du traiteur. Elle ignore probablement la vérité. Ainsi que l’étendue du sacrifice d’Ishigami. Je veux lui en parler. Et attendre qu’elle décide. Ishigami espère probablement qu’elle ne découvrira jamais la vérité et qu’elle vivra heureuse. Mais cela m’est insupportable. Elle doit connaître la vérité.
— Tu penses qu’elle ira se livrer à la police ?
— Je n’en sais rien. Je mentirais en disant que je suis convaincu qu’elle doit le faire. Quand je pense à lui, j’ai quelque part envie qu’elle s’en tire.
— Si elle ne se dénonce pas, je serai obligé de relancer l’enquête. Même si cela met fin à notre amitié.
— Cela ne m’étonne pas, avait dit Yukawa en hochant la tête.
Kusanagi observait la conversation entre son ami et Yasuko Hanaoka en fumant cigarette sur cigarette. Depuis tout à l’heure, elle gardait la même position, la tête sur les mains. Les lèvres de Yukawa bougeaient, mais son expression ne changeait pas. La tension qui émanait d’eux était cependant perceptible.