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C’était arrivé il y a un an. Ishigami était dans son appartement, une corde à la main. Il cherchait un endroit où l’accrocher. Il n’y en avait guère chez lui. Il avait fini par planter un clou dans une poutre. Il venait de vérifier que le clou supporterait son poids. La poutre avait grincé, mais le clou ne s’était pas tordu et la corde ne s’était pas rompue.

Il ne regrettait rien. Il n’avait pas besoin d’autre raison pour mourir que l’absence de raison de continuer à vivre.

Il grimpa sur un tabouret. Au moment où il allait passer sa tête dans l’anneau de la corde, on sonna à sa porte.

Ce coup de sonnette lui sauva la vie.

Il alla ouvrir par souci de ne pas gêner autrui. La personne derrière la porte pouvait avoir besoin de son aide.

Il vit deux femmes et devina qu’elles étaient mère et fille.

La mère lui expliqua qu’elles venaient d’emménager dans l’appartement voisin. Sa fille baissa la tête pour le saluer. Quelque chose tressaillit en lui en les voyant.

Il trouva leurs yeux extraordinairement beaux. Jusqu’à cet instant, il n’avait jamais été frappé par la beauté. Il ne comprenait pas la signification de l’art. Mais ce fut soudain le cas. Et il s’aperçut que la beauté artistique était de même nature que la beauté d’un problème de mathématiques résolu.

Ishigami n’avait pas gardé un souvenir précis de la conversation qu’il avait eue avec elles. Mais il se rappelait précisément le mouvement de leurs yeux et la manière dont ils avaient cligné.

L’arrivée des Hanaoka avait changé sa vie. Son envie de mourir disparut, il reprit goût à la vie. Imaginer ce qu’elles étaient en train de faire lui procurait du plaisir. Dans le système de coordonnées du monde, les points Yasuko et Misato existaient. Cela lui paraissait un miracle.

Son bonheur était complet les dimanches. Il lui suffisait d’ouvrir sa fenêtre pour entendre leurs voix. Il ne parvenait pas à comprendre le contenu de leurs conversations. Mais leur son que lui apportait la brise était à ses oreilles la plus belle des musiques.

Il n’avait aucune ambition de se rapprocher d’elles. Il en était arrivé à penser qu’il ne devait rien faire. Il avait découvert que sa relation avec elles était semblable à celle qu’il entretenait avec les mathématiques. Il était heureux d’être en contact avec ce qui était pour lui le bonheur suprême. Essayer de parvenir à la renommée aurait signifié porter atteinte à leur dignité.

Les aider lui avait paru évident. Il leur devait la vie. Il n’avait pas eu l’impression de se sacrifier pour elles, mais de leur rendre leur bonté. Elles ne s’en étaient vraisemblablement pas rendu compte. Cela n’avait aucune importance. Parfois on ne pouvait vivre dignement que parce que quelqu’un vous avait sauvé.

Lorsqu’il avait vu le cadavre de Togashi, il avait déjà conçu son plan.

Se débarrasser complètement du corps serait difficile. Tous les efforts possibles ne pourraient réduire à zéro la probabilité qu’il soit identifié. Et même si par miracle il y parvenait, cela ne procurerait pas de réconfort à ses voisines. Elles seraient condamnées à vivre dans la crainte qu’il soit retrouvé. L’idée qu’elles subissent cela lui était insupportable.

Il n’y avait qu’un seul moyen de garantir leur sérénité. Il fallait qu’elles n’aient aucun rapport avec cette histoire. Elles pouvaient paraître impliquées, mais il fallait créer une droite qui ne puisse jamais croiser cet incident.

Il avait alors décidé de se servir de “l’ingénieur”.

Cet homme qui venait de commencer sa vie dans le campement de SDF au pied du pont Shin-Ohashi.

Le 10 mars au matin, Ishigami l’avait abordé. Comme à son habitude, il était assis à l’écart de ses compagnons d’infortune.

Il lui avait dit qu’il avait un travail à lui offrir. Il s’agissait de surveiller un chantier en amont pendant quelques jours. Il avait remarqué que “l’ingénieur” travaillait dans les travaux publics.

Son interlocuteur avait voulu savoir pourquoi il l’avait choisi. C’est un peu compliqué, avait expliqué Ishigami. La personne qui devait s’en occuper avait eu un accident, le chantier serait interrompu s’il n’était pas remplacé, et il fallait trouver quelqu’un.

“L’ingénieur” avait accepté lorsque Ishigami lui avait remis cinquante mille yens. Ishigami l’avait emmené dans la chambre louée par Togashi. Il lui avait fait passer les vêtements de Togashi et lui avait ordonné de rester là jusqu’au soir.

La nuit venue, il lui avait donné rendez-vous à la station de Mizué. Ishigami avait préalablement volé une bicyclette devant la station de Shinozaki. S’il en avait choisi une qui paraissait neuve, c’était parce qu’il souhaitait que le vol soit remarqué.

Il en avait aussi préparé une seconde qu’il avait volée à la station d’Ichinoé, juste avant Mizué. Elle était vieille et mal attachée.

Il avait fait monter “l’ingénieur” sur la neuve et ils avaient pédalé vers la berge de la Kyu-Edogawa.

Il se sentait mal chaque fois qu’il se souvenait de ce qui était arrivé ensuite. Jusqu’à son dernier souffle, “l’ingénieur” n’avait probablement pas compris pourquoi il devait mourir.

Personne ne devait apprendre l’existence de ce deuxième meurtre. Surtout pas les Hanaoka. C’est la raison pour laquelle il avait utilisé la même arme, et qu’il l’avait étranglé de la même manière.

Il avait démembré le corps de Togashi dans sa salle de bains, en six morceaux qu’il avait jetés, lestés, dans la Sumida depuis trois endroits différents, la nuit. Il lui avait fallu trois jours. Cela serait découvert un jour, mais cela ne l’inquiétait pas. La police ne parviendrait pas à l’identifier. Togashi était déjà mort à ses yeux. Personne ne meurt deux fois.

Yukawa était vraisemblablement le seul à avoir compris cette astuce. C’est ce qui avait conduit Ishigami à se rendre à la police. Il avait été prêt à le faire dès le premier instant, et il avait tout préparé.

Yukawa en parlerait probablement à Kusanagi. Kusanagi en parlerait à ses supérieurs. Mais la police ne ferait rien. Il était trop tard pour prouver l’erreur sur la victime. Ishigami avait compris qu’il était sur le point d’être appréhendé. Revenir en arrière était impossible. Il ne voyait aucune raison de le faire. La confession du meurtrier valait plus que les conjectures du physicien génial.

Ishigami se dit qu’il avait gagné.

Il entendit la sonnerie qui signalait l’arrivée de quelqu’un dans le couloir où était sa cellule. Un gardien se leva. Il y eut un bruit de voix, quelqu’un entra. Kusanagi était debout devant la porte.

Le gardien ordonna à Ishigami de sortir. Il le fouilla et confia le prisonnier à Kusanagi qui ne dit pas un mot pendant ce laps de temps.

Au moment où ils quittaient le couloir, Kusanagi regarda Ishigami.

— Comment vous sentez-vous ?

Cet inspecteur lui parlait poliment. Cela avait-il une signification ? Ishigami ne la comprenait pas et ne savait pas non plus s’il avait pour habitude de ne jamais se départir de sa politesse.

— Je dois dire que je suis un peu fatigué. J’aimerais que tout aille vite.

— Dans ce cas, cet interrogatoire sera le dernier. Je veux vous confronter à quelqu’un.

Ishigami fronça les sourcils. De qui pouvait-il s’agir ? Certainement pas de Yasuko.

Ils s’arrêtèrent devant une porte qu’ouvrit Kusanagi. Il aperçut Manabu Yukawa qui tourna vers lui son visage sombre.