— Shinji Togashi… domicilié à Nishi-Shinjuku, arrondissement de Shinjuku, Tokyo. Est-ce son adresse actuelle ? demanda-t-il à Yasuko en lisant le permis de conduire.
Elle fronça les sourcils et pencha la tête de côté.
— Je n’en sais rien mais je ne crois pas. Il y a habité mais j’ai entendu dire qu’il s’était fait expulser car il ne payait plus son loyer.
— Le permis de conduire a été émis l’an dernier, ce qui veut dire qu’il a déménagé depuis sans faire de changement d’adresse.
— Il devait déménager souvent. Il n’avait pas d’emploi stable, et j’imagine qu’il vivait là où il pouvait.
— Vous devez avoir raison, commenta Ishigami en regardant un des reçus.
“Pension Tobiraya - Deux nuits : 5 880 yens”, était-il écrit. “Payables d’avance”. Ishigami calcula que cela revenait à 2 800 yens la nuit.
Il le montra à Yasuko.
— Ce doit être là qu’il séjournait. Quelqu’un de l’hôtel finira par aller dans sa chambre s’il ne rend pas la clé. Et si l’occupant a disparu, l’hôtel le signalera peut-être à la police. Ou peut-être pas, parce que ne rien faire est plus simple. C’est probablement la raison pour laquelle les chambres sont payables d’avance. Mais il ne faut pas prendre de risques en étant trop optimiste.
Il reprit son inspection du contenu des poches et tomba sur une clé plate sur laquelle était gravé le chiffre 305.
Yasuko la regardait d’un air hébété. Elle semblait n’avoir aucune idée de ce qu’il convenait de faire à présent.
Un bruit d’aspirateur se fit entendre. Misato. Elle le passait probablement très soigneusement. Sa fille non plus ne savait pas ce qui allait leur arriver mais elle essayait de faire du mieux qu’elle pouvait.
Je dois les protéger, pensa-t-il. Il était certain qu’il n’aurait plus jamais la possibilité d’avoir des liens aussi forts avec cette très belle femme. Il devait utiliser tout son savoir et sa force pour empêcher qu’un malheur ne leur arrive.
Ishigami regarda le visage du mort. Toute expression en avait disparu pour laisser seulement place au vide. Pourtant il était facile d’imaginer qu’il avait eu un physique avantageux quand il était jeune. Non, ce n’était pas vrai. Le léger embonpoint que lui avait apporté l’âge devait le rendre encore plus séduisant aux yeux des femmes.
A l’idée que Yasuko avait été amoureuse de cet homme, Ishigami sentit de petites bulles de jalousie monter en lui. Il secoua la tête, honteux d’avoir eu cette pensée. Il recommença à la questionner.
— Pour autant que vous le sachiez, cet homme était-il en contact régulier avec quelqu’un ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps.
— Il ne vous a pas parlé de ce qu’il comptait faire demain ? Avait-il rendez-vous avec quelqu’un ?
— Il ne m’a rien dit. Je suis désolée de ne vous être d’aucun secours, dit Yasuko en baissant la tête avec embarras.
— Ce n’est pas grave, je voulais juste vous poser la question. Je comprends très bien que vous n’en sachiez rien.
Ishigami, qui n’avait pas quitté ses gants, fixa les joues du mort d’un regard perçant et regarda dans sa bouche. Une de ses molaires portait une couronne.
— Il s’est fait soigner les dents ?
— Il est allé chez le dentiste lorsque nous étions mariés.
— C’était il y a combien de temps ?
— Nous avons divorcé il y a cinq ans.
— Cinq ans.
Ishigami se dit qu’il était possible que le dentiste ait gardé le dossier de ce patient.
— A-t-il un casier judiciaire ?
— Je ne pense pas. Mais je ne sais pas ce qu’il a fait depuis notre séparation.
— Il n’est donc pas exclu qu’il en ait un.
— Hum…
Même s’il n’en avait pas, la police aurait pu prendre ses empreintes digitales pour une infraction routière. Ishigami ignorait si la police scientifique avait accès à ce fichier, mais mieux valait tenir compte de cette possibilité.
Se débarrasser du cadavre n’excluait pas qu’il soit trouvé et que son identité puisse être établie. Mais il fallait faire en sorte que cela prenne beaucoup de temps. Et éliminer à cette fin les empreintes digitales et les dents.
Yasuko soupira. Son soupir toucha Ishigami sans qu’il n’y puisse rien. Cela renforça sa détermination à prévenir son désespoir.
Le problème était difficile. Si la police identifiait le cadavre, elle ne manquerait pas de venir trouver Yasuko. Elle et sa fille sauraient-elles résister aux interrogatoires répétés des enquêteurs ? Préparer un subterfuge fragile signifierait qu’il s’effondrerait à la moindre contradiction, révélant immédiatement la vérité.
Il fallait concevoir une théorie parfaite, une défense sans faille. Et ce dans les plus brefs délais.
Ne te précipite pas, se dit-il à lui-même. L’impatience ne l’aiderait pas à trouver une solution. Le moyen de résoudre cette équation existait nécessairement.
Il ferma les yeux, comme il le faisait toujours quand il était confronté à un problème mathématique ardu. Quand il excluait le monde extérieur, les formules commençaient à se transformer dans son cerveau. Mais à cet instant ce n’était pas des formules qui affluaient à son esprit.
Il rouvrit bientôt les yeux et les tourna vers le réveil posé sur la table. Il était plus de vingt heures trente. Puis il regarda Yasuko. Elle retenait son souffle, hésitante.
— Aidez-moi à le déshabiller.
— Pardon ?
— Il faut le déshabiller. Lui enlever non seulement son blouson, mais aussi son pull et son pantalon. Et vite, avant que la rigidité cadavérique ne s’installe, expliqua-t-il en mettant la main sur le blouson.
— Ah… oui.
Elle se mit à l’aider, les mains tremblantes, probablement parce que toucher le cadavre lui était pénible.
— Je vais me débrouiller tout seul. Allez plutôt aider votre fille.
— Je suis désolée, glissa-t-elle en baissant la tête, avant de se lever lentement.
Il l’appela pendant qu’elle lui tournait le dos.
— Madame Hanaoka !
Elle se retourna.
— Vous devez avoir un alibi. Vous voulez bien y réfléchir ?
— Un alibi ? Je n’en ai pas.
— C’est pour cela que vous devez en trouver un, dit-il en posant le blouson du mort sur ses épaules. Faites-moi confiance. Vous pouvez compter sur ma logique.
3
— J’ai toujours voulu analyser la nature de ta logique, dit Manabu Yukawa en se tenant le menton avec une expression ennuyée.
Il bâilla en ouvrant grand la bouche. Ses petites lunettes cerclées de métal étaient posées à côté de lui, comme pour montrer qu’il n’en aurait plus besoin.
Peut-être était-ce le cas. Cela faisait déjà vingt minutes que Kusanagi fixait l’échiquier sans parvenir à voir comment il pourrait s’en sortir. Son roi était coincé et il ne pouvait pas attaquer témérairement comme un chat qui ne sait que se jeter sur les vieilles souris. Il avait envisagé plusieurs mouvements, tous aussi impossibles les uns que les autres.
— Je crois vraiment que je ne suis pas fait pour les échecs, souffla Kusanagi.
— Tu recommences !
— D’abord, pourquoi n’a-t-on pas le droit d’utiliser les pions pris à l’adversaire ? Ce sont des prises de guerre, non ? On devrait pouvoir s’en servir.
— A quoi bon remettre en question les fondements du jeu ? Les pions ne sont pas des trophées mais des soldats. Les prendre signifie les tuer. Personne ne peut se servir d’un soldat mort.