— Surtout quand elle est chargée d’Histoire ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point le drame shakespearien que furent les derniers mois de celui que l’on appelait le Grand-Duc d’Occident ont marqué ceux de cette région… moi le tout premier, soupira Lothaire, et cela depuis les bancs de l’école où certains imbéciles en faisaient une sorte de Père Fouettard jusqu’au Collège de France où je suis devenu « spécialiste » de la question. Mais revenons-en aux Hagenthal dont les racines se cherchent au Tyrol mais que leurs ancêtres rapprochent des nôtres puisque, du couple Marie de Bourgogne-Maximilien d’Autriche, sont sortis les Habsbourg. L’unique héritière du Téméraire a mis sa main dans celle du futur empereur, apportant avec elle l’éclatante et dramatique légende de son père et de ses trésors. Si j’en juge par…
— Lothaire, coupa sa sœur, tu fais une mise au point sur ces gens-là ou tu nous délivres une conférence magistrale sur ton sujet préféré ?
— Ce qui signifie ?
— Que si c’est le cas, il vaudrait mieux la remettre après le déjeuner parce que celui-là sera immangeable quand tu en auras terminé.
— L’un n’empêche pas l’autre ! ronchonna-t-il, mais pour une fois tu as raison : allons manger… je continuerai entre les plats !
Comme il était à peu près impossible de lui faire perdre le fil d’une histoire quand il avait décidé de la raconter, la dernière bouchée de vol-au-vent avalée avec le secours d’un verre de vin d’Arbois, il reprenait son propos à l’endroit où il l’avait abandonné.
— Si j’en juge par la simultanéité avec laquelle les deux branches de cette famille se sont tournées vers nos montagnes, il y avait là un signe du Destin. Le premier fut naturellement le baron Hugo. Tombé amoureux, quand il avait trente ans, d’Hilda, la fille aînée du collectionneur hollandais Van Keers – laquelle reçut en se mariant l’un des trois rubis que nous connaissons –, il n’en eut pas d’enfants mais trouva le bonheur paisible que soudaient curieusement cette magnifique pierre et la fascination qu’exerçait sur l’un comme sur l’autre le destin tragique de celui qui l’avait possédée jadis. Nous savons à présent qu’il appartenait peut-être au Grand Bâtard Antoine, mais eux étaient persuadés qu’il était l’une des pierres du fameux Talisman. Ils s’y attachèrent même davantage quand Hugo devint le parrain du fils de son neveu, Karl-August, lequel avait épousé une jeune et charmante fille appartenant à la famille bourguignonne et comtoise de Saint-Sauveur. Cette dernière s’appelait Cécile. Elle était tombée amoureuse de Karl qui, lui, s’intéressait surtout à sa dot mais s’entendait à jouer le jeu. Il réussit à l’épouser en dépit de l’opposition du père. Cécile était majeure et pouvait disposer des biens que lui avait laissés sa mère morte quand elle avait douze ans… Une assez jolie fortune comportant pas mal d’argent et deux propriétés dont un petit château dans l’arrière-côte bourguignonne, et le manoir appelé la Ferme. Mais… pour l’amour du Ciel, Clothilde, tenez-vous tranquille un moment ! Vous avez quelque chose à dire ?
— Oui. Que cette pauvre petite qui avait tout ce qu’il fallait pour être heureuse perdit toutes ses chances le jour où elle épousa Hagenthal et…
— Parce que vous croyez que j’allais l’oublier ? On raconte ou on ne raconte pas, et j’ai l’habitude d’aller jusqu’au bout de mes propos !
— Je sais, mais je sais aussi…
— … que j’ai tendance à me croire en train de délivrer un cours au Collège de France !
— Pas du tout ! Que l’on a distribué des assiettes chaudes pour y recevoir le gigot qui refroidit tranquillement devant vous et qu’il serait temps de vous servir de ce couteau que vous brandissez dangereusement !
— Ce n’est jamais facile de faire deux choses à la fois et…
— C’est bien ce que je disais !
— Je vote pour la conférence ! Passez-moi le plat, Professeur ! engagea Adalbert en riant. J’adore découper !
Il hérita du gigot et Lothaire reprit sa péroraison :
— Où en étais-je ?… Ah oui ! Donc, Cécile croyait marcher vers le bonheur mais il n’en fut rien. À peine marié, Karl-August la délaissa dès qu’elle fut enceinte pour mener le genre de vie qui lui plaisait à Paris ou à Nice. Hugo vint au monde, et comme l’auteur de ses jours ne perdait jamais de vue ses intérêts, il tint à ce que le baron Hugo soit son parrain en dépit du fait qu’il n’existait entre eux aucune sympathie, mais le vieil Hugo n’ayant pas d’enfants cela lui semblait prometteur. Une bonne façon de faire tomber le rubis dans son escarcelle !… En attendant, il dévorait sans complexe la fortune de sa femme dont on chuchotait qu’il la maltraitait, mais comme la malheureuse continuait à l’adorer, personne n’en parlait. Le couple séjournait cependant assez rarement à la Ferme. Juste pour entretenir quelques relations avec la Seigneurie. Quant au petit château bourguignon, Karl le vendit quand l’argent commença à se faire rare, et l’on habitait surtout à Innsbruck. Lorsque Cécile mourut subitement, Karl afficha une douleur qu’il était sûrement loin d’éprouver et voulut vendre la Ferme, mais elle appartenait à Hugo et c’était un bien inaliénable, sauf s’il n’y avait plus de descendant direct – mâle ou femelle ! – des Saint-Sauveur. Hugo, lui, avait grandi, d’abord interne dans un collège, puis étudiant. Il n’allait presque jamais à Innsbruck mais souvent à la Ferme, ce qui lui permettait de voir son parrain auquel il était très attaché, alors que son père n’y mettait pratiquement jamais les pieds, bien qu’il en espérât l’héritage, étant le plus proche parent… Mais il était trop occupé à mener joyeuse vie, en France de préférence, et collectionnait les maîtresses. Bien qu’il sût pourquoi le vieil Hugo avait changé de nationalité, il ignorait tout des étranges dispositions de son testament, et votre apparition dans notre paysage, mon cher prince, a été pour lui une surprise totale. Voilà, en gros, ce que j’avais à vous dire… et j’espère n’avoir pas été trop long ? ajouta-t-il avec une grimace à l’adresse de sa sœur.
— Je vais vous faire apporter de la moutarde, de la mayonnaise et des cornichons. Votre gigot doit être froid ?
Adalbert prit la parole :
— Ne me taxez pas d’indiscrétion, Professeur… mais…
— Si vous avez une question à poser, n’hésitez pas, mon ami ! Ce que je souhaite surtout, c’est éclairer votre lanterne sur l’étrange tournure qu’ont prise, depuis la mort du vieil Hugo, les événements de notre paisible vie comtoise. Alors, allez-y !
— Vous semblez nourrir des griefs personnels contre ce personnage. Cela a-t-il un rapport avec le fait qu’il entretenait des relations intimes avec Mme Isoline de Granlieu ?
— Naturellement ! Bien qu’elle ne fréquentât pratiquement plus personne depuis la mort de son fils, nous avions, Clothilde et moi, une profonde amitié et du respect pour la vieille Mme de Granlieu, et sa mort, telle que nous l’avons apprise, nous a écœurés !
— Vous voyez en lui un coupable ?
— N’ayant aucune preuve je n’ai pas le droit d’en faire état, mais je mettrais ma main au feu que, s’il n’a pas manié lui-même l’arme meurtrière – bien trop malin pour cela ! –, il a ordonné le crime. J’ajouterai d’ailleurs que le décès bizarre de sa pauvre folle de belle-fille me semble tout aussi suspecte. Un arrêt cardiaque suscité par une peur violente ? On dit que ce cœur était fragile et je ne vois pas comment Karl – à Bruxelles paraît-il ? – aurait pu s’y prendre, mais je ne peux m’empêcher de le soupçonner. Pourtant, ce n’est pas la raison pour laquelle je l’ai chassé le soir de la fête. Car c’est cette altercation, n’est-ce pas, qui vous intrigue ?