— Moi non plus ! C’est peut-être vrai qu’il a été enlevé, et l’angoisse de Plan-Crépin se justifierait pleinement. Ils ont dû tomber tous les deux dans le même piège… Cependant, je vois mal cet homme essayer de trouver son salut auprès d’une femme… dont nous savons qu’elle est fragile en dépit de son assurance habituelle. Et comme en plus elle l’aime, qu’il doit en être conscient, cela ressemblerait à un abus de pouvoir, et je ne le voyais pas ainsi…
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— Rien pour le moment : on verra ça sur place, car bien sûr je serai là demain. Je n’ai pas retenu, comme tu me le conseillais, au meilleur hôtel d’Yverdon. Je me méfie un peu des palaces des villes thermales…
— Et tu as raison. Moi je suis à Sainte-Croix – pratiquement à la frontière et à mi-chemin entre Pontarlier et Grandson, à l’hôtel de France qui est plus agréable que n’importe quel palace ! Question d’atmosphère…
— Et de cuisine si j’ai bien compris ?
— Tu as très bien compris. Tu viens comment ?
— Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir mais ne te fais pas de bile pour ça. De toute façon, on dînera ensemble demain soir ! Et ne t’inquiète pas pour notre marquise ! Langlois fera ce qu’il faut !
— Embrasse-la pour moi ! Je me tourmente pour elle !
— Faut pas ! Elle tient debout, tu sais !
— Naturellement ! Mais la résistance humaine a des limites ! Passer de la présence continuelle de Plan-Crépin, avec ce que tout cela implique, à la solitude absolue doit être éprouvant…
— Tu oublies Cyprien, Louise sa femme de chambre et la géniale Eulalie, sans compter les sbires de Langlois… et Langlois lui-même en certains cas… maintenant, si tu préfères que je reste ?
— Tu sais bien que non ! C’est sans doute de l’égoïsme pur… ou ce doit être l’âge !
Le ton était dramatique. Le rire d’Adalbert fusa, essentiellement réconfortant :
— J’en ai autant à ton service. Alors un bon conseil : va te coucher en embarquant ce qu’il faut pour prendre une bonne cuite. Quand tu en émergeras, je serai là !
— Sûrement pas ! J’ai besoin de garder la tête claire. Embrasse Tante Amélie pour moi et fais bon voyage !
À la réflexion, Adalbert décida de rejoindre la frontière dans sa voiture. C’était peut-être plus long et plus fatigant mais cela lui assurait, outre la satisfaction d’être un peu chez lui, la tranquillité d’esprit que l’on ne trouve jamais dans une voiture de location, inconnue. Il partit donc à l’aube d’une belle journée ensoleillée, regrettant seulement d’avoir dû laisser au garage, une fois de plus, la chère petite Amilcar rouge et noir vraiment trop bruyante pour qui entend se livrer à des activités plus ou moins policières. Le parcours fut paisible et rapide, et quand, après un passage de douane sans histoire, il stoppa son engin devant l’hôtel de France, il respira avec délices l’air vivifiant du fabuleux paysage étalé devant lui et se sentit presque en vacances. Impression hautement fugitive ainsi qu’il s’en convainquit lorsque s’approcha de lui un homme solidement bâti et sympathique qui lui demanda s’il était bien M. Vidal-Pellicorne – encore que celui-ci eût besoin de consulter une carte de visite pour venir à bout de son nom – et, ayant reçu toutes assurances à ce sujet, lui apprit, un peu gêné, que « M. le prince avait été arrêté aux aurores par la police d’Yverdon… ».
Il crut avoir mal compris :
— Morosini ? Arrêté ? Qu’est-ce que c’est que cette blague ? Arrêté pour quoi ?
— Pour avoir assassiné hier, vers dix-sept heures, les serviteurs de M. de Hagenthal à la Seigneurie de Grandson.
Adalbert encaissait bien d’habitude, mais là il se crut en face d’un malade :
— Voulez-vous répéter ? Il a quoi ?
— Tué à coups de couteau Georg et Martha Olger, les serviteurs de…
— Vous l’avez déjà dit ! Et ça n’a pas de sens ! Trucidé… et à l’arme blanche ensuite, de braves gens qui l’accueillaient avec chaleur ? J’y suis allé une fois avec lui. Mais qui donc a pu sortir une telle ânerie ?
— Leur fils, Mathias, qui sert aussi Monsieur Hugo mais dans sa propriété au-delà de la frontière. Il est arrivé chez ses parents hier vers huit heures du soir et les a trouvés ainsi que je viens de vous le dire.
— Et il a tout de suite su qui était le meurtrier ? Une illumination céleste en quelque sorte ?
— Non. En arrivant il l’a vu partir dans une voiture immatriculée en Suisse et donc de location…
— Et il ne lui a pas couru après, soulevé d’une sainte indignation ?
— Il n’en savait rien ! Comme l’assassin…
— Doucement s’il vous plaît, gronda l’égyptologue. Tant qu’il n’est pas condamné c’est M. le prince Morosini ou, mieux, Son Excellence !
— Naturellement ! Où avais-je la tête ? Veuillez m’excuser !
— Qui êtes-vous d’abord ?
— Le propriétaire de cette maison. Comme tous les miens, j’ai eu peine à réaliser l’accusation des policiers qui sont venus l’interpeller ce matin. Il était évident que c’était un homme du monde. Parfaitement éduqué… Nous avons bavardé un peu hier soir pendant qu’il buvait son café après m’avoir complimenté sur notre cuisine qu’il a beaucoup appréciée…
— Allons, tant mieux ! Et où est-il à présent ?
— Sans doute à l’hôtel de police d’Yverdon avant d’être transféré à Lausanne où il sera incarcéré avant d’être jugé !
— Pas si vite, s’il vous plaît ! On n’en est pas là ! Pour ce qui est de moi, je vais vous demander, dans l’ordre : où est votre téléphone, ensuite une chambre et un couvert dans un coin tranquille parce que j’ai l’intention de passer la nuit ici !
— Ce sera avec plaisir ! Je vais envoyer un garçon prendre vos bagages. Quant au téléphone, je vais vous appeler votre numéro. Je vous préviens, cela risque d’être assez long.
— Vous êtes bien bon ! émit Adalbert, un rien moqueur, en sortant son calepin et son stylo pour inscrire les coordonnées de Langlois, et qui se fit une joie amère de remarquer, en tendant le petit feuillet à l’hôtelier : Comme il s’agit du grand patron de la police judiciaire française, l’attente ne devrait pas être si longue…
Ce fut rapide en effet : vingt minutes après, et alors qu’il se réconfortait avec une fine à l’eau au bar de l’hôtel, Adalbert eut le Quai des Orfèvres. On lui apprit que Langlois n’était pas dans son bureau mais qu’il ne manquerait pas de le rappeler dès son retour. Ce qui clouait Vidal-Pellicorne sur place alors qu’il brûlait de filer à Yverdon réconforter son ami, mais il se faisait déjà tard et il avait environ cinq cents bornes dans les bras. En outre, Morosini ne mourrait pas de passer une nuit en prison. Ce ne serait pas une première, et de loin ! Pour lui-même non plus d’ailleurs, et parfois dans des conditions quasi médiévales !!! Revenant à son hôtelier qui le considérait d’un œil dubitatif, il demanda :
— Elles sont comment les prisons chez vous ?
— Ne les ayant encore jamais essayées, vous me voyez fort embarrassé pour vous répondre, mais je ne crois pas me tromper en vous affirmant qu’elles sont très propres ! Un mien cousin a eu l’occasion de séjourner deux ou trois jours au poste de police d’Yverdon et n’en a pas gardé un mauvais souvenir.
— Allons, tant mieux ! Je n’en attendais pas moins d’un pays modèle comme le vôtre…
Quant à Tante Amélie, il se contenta de lui faire savoir, via Cyprien, qu’il était bien arrivé mais mort de fatigue, qu’il allait se coucher et la rappellerait le lendemain, partant de ce principe qu’à chaque jour suffit sa peine !