— Vous épouser ? Vous rêvez, ma parole ! La seule promesse que je me sente disposé à vous faire est celle-ci : si elle est morte, je vous étrangle de mes mains ! Mais je peux ajouter ceci : Marie-Angéline retrouvée en bon état, je ferai le maximum pour vous aider à échapper à un sort qui vous déplaît, encore que vous l’ayez amplement mérité ! Ça vous va ?
— Il faudra bien que je m’en contente !
Enfin, quelques instants plus tard la voiture démarrait. Debout au seuil de la maison, Clothilde la regarda s’éloigner…
Sans posséder le charme discret du manoir Vaudrey-Chaumard, le château de Granlieu ne manquait pas d’agréments. Le corps de logis Renaissance, élevé sur une galerie d’élégantes colonnettes, correspondait à des portes-fenêtres apportant l’air et la lumière. L’un des côtés attenait à une maison forte plus médiévale accolée de deux tours rondes, alors que, de l’autre côté, une tour carrée de moyenne grandeur mais aux fenêtres lancéolées apportait une note plus guerrière. Un jardin, malheureusement en friche mais qui avait dû naître sous le crayon d’un élève de Le Nôtre – sinon peut-être du maître en personne ! –, descendait jusqu’à une pièce d’eau. Mais les travaux ayant longtemps été abandonnés, on ne pouvait imaginer quelle allure aurait l’ensemble une fois achevé.
Quand la voiture stoppa sur le pont dormant remplaçant l’ancien pont-levis, un homme, qui pouvait être un concierge aussi bien qu’un majordome ou un chef de chantier, armé d’une lanterne – la nuit tombait vite ! –, s’approcha pour voir ce qu’il y avait dans la voiture.
— Qu’est-ce que vous voulez ? fit-il d’un ton rogue.
— Voir le maître de ce logis, et le plus rapidement possible ! Il s’agit d’une affaire urgente…
— Eh ben, vous r’viendrez demain. Le maître, il est dans son particulier et il n’rçoit pas à c’t’heure !
— Moi, je crois que si, dit tranquillement Morosini en lui mettant son revolver sous le nez, ce qui n’eut pas l’air de l’impressionner beaucoup :
— Les pétoires c’est pas c’qui manque ici !
— On n’en a jamais douté ! Ce qui compte c’est la façon de s’en servir…
— Et, pour l’instant, nous voulons seulement causer ! conclut Lothaire. Comme il n’est pas douteux que votre maître y trouve son intérêt, vous devriez lui en toucher un mot. En outre, vous pouvez remarquer que des dames nous accompagnent ? Ce n’est pas l’usage quand on s’apprête à une bataille rangée !
— Cela fait du monde ! Alors, j’annonce qui ?
— Donnez-lui ça, reprit Adalbert qui avait écrit leurs noms sur une carte de visite. Cela devrait lui suffire ! En attendant, soyez bon de faire ouvrir ce portail ! Puis annoncez-nous !
Cela fait, le cerbère détala, abandonnant les visiteurs dans l’austère vestibule où deux armures complètes montaient une garde sévère de part et d’autre d’une grande tapisserie des Flandres décorant le mur face à l’escalier de pierre. Une bancelle y était adossée, permettant de s’asseoir et de contempler la haute volée de marches dont des massacres de cerfs et de sangliers décoraient la muraille. Les meubles étaient d’ébène et de chêne foncé. L’éclairage fourni par de gros cierges dans des griffes de fer n’arrangeait rien. L’ensemble était lugubre.
Lothaire le considéra sans cacher sa stupeur :
— Si c’est ce que Hagenthal père appelle des travaux de rénovation, il a décidé de remonter le temps. Où est le décor élégant, peut-être un peu trop féminin, qu’affectionnait Mme de Granlieu ? On se croirait dans une scène des Burgraves de ce cher Victor Hugo. Et c’est dans ce mausolée qu’il veut amener une jeune épousée ?
Marie, elle, considérait l’ensemble avec épouvante :
— C’est là-dedans qu’il a décidé de me faire vivre ? Mais c’est une horreur ! Je ne veux pas, je ne veux pas !
Virant sur ses talons, elle voulut courir vers la porte, mais Mme de Sommières la rattrapa au vol :
— Vous n’êtes pas là pour donner votre avis sur le décor mais pour expier une faute qui pourrait aller jusqu’au crime. Alors arrangez-vous pour que nous retrouvions dare-dare celle que vous avez livrée et on vous ramène chez votre papa !
— Mais je refuse ! Il me reconduirait ici et…
— Encore faudrait-il qu’il y ait quelqu’un pour vous recevoir ! Si les choses se passent comme nous l’espérons, c’est la prison qui attend votre « fiancé », ou même pire !
L’attente ne fut pas longue. L’homme qui les avait introduits – et qui devait cumuler son rôle de concierge avec une charge de majordome rustique – vint les chercher :
— M. le baron consent à vous accorder quelques instants, bien qu’il n’aime pas qu’on le dérange quand il mange ! Alors juste…
La phrase eut le don d’exaspérer Lothaire qui prit « l’introducteur » par les deux coudes pour l’écarter de la porte :
— Dégage ! ordonna-t-il. On trouvera bien tout seuls.
Et il enfonça plus qu’il n’ouvrit le battant, découvrant Karl-August assis dans une cathèdre en ébène surmontée d’un dais sculpté qui se voulait seigneurial mais n’était qu’un spécimen particulièrement hideux de cet effroyable style troubadour qui avait fleuri sous Napoléon III. Un autre échantillon un peu plus petit lui faisait face au bout de la table. Il avait dû être occupé – et abandonné précipitamment ! – par une femme, car le siège était détourné et un étui à cigarettes accompagné d’une pièce d’étoffe en mousseline bleue étaient abandonnés près du couvert.
— Entrez donc ! ricana-t-il. Je ne vous souhaite pas la bienvenue parce que vous me dérangez ! Ce n’est pas une heure pour les visites ! Alors, dites ce que vous avez à dire et disparaissez ! Je déteste manger froid !
La phrase s’acheva en une sorte de hoquet. En trois pas, Mme de Sommières était sur lui et, à toute volée, lui appliquait une paire de gifles qui lui arracha un cri de douleur tandis qu’il portait une main à sa joue griffée par le diamant d’une de ses bagues. Le sang perla et il se hâta d’y appliquer sa serviette.
— Mais elle est folle ! glapit-il d’une voix de fausset qui s’accordait aussi mal que possible avec son physique de forban distingué. Cette femme délire ! Il faut l’enfermer…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. D’une poigne irrésistible, Lothaire l’avait extrait de son siège gothique qu’il écarta d’un coup de pied et le remit debout :
— On se lève quand une dame entre chez vous ! Où donc as-tu été élevé, fils de porc, pour ignorer cette règle élémentaire ?
— Elle m’a giflé ! Vous ne voudriez pas que je lui baise la main ?
— J’aurais trop peur que tu lui mordes les doigts ! À présent, écoute attentivement car on ne répétera pas ! Nous sommes venus te rapporter ta fiancée !
— Ma fiancée ?
— N’est-ce pas ainsi que Regille l’a annoncée au bal du Tricentenaire ? Tu nous as même invités aux noces !
— Oui, mais les choses ont changé depuis ! Elle a cru bon de se réfugier au manoir en me traînant dans la boue ! Je ne vais tout de même pas épouser ça ?
L’appellation méprisante triompha de la peur de Marie :
— Ça ? Mais il se prend pour qui ce sale type ? C’est moi qui n’en veux plus, en admettant que l’idée m’en soit passée par la tête ! Et d’ailleurs, tenez !
Arrachant sa bague de fiançailles, elle la posa sur la table. Machinalement, Aldo s’en empara pour l’examiner, après quoi il la rejeta :
— Vous ne perdez pas grand-chose. Il ne s’était pas ruiné. Il est vrai qu’avec sa collection de fiancées cela aurait pu lui grever son budget ! Et de toute façon nous ne sommes pas là pour parler bijoux ! Mlle de Regille a trahi la confiance de ceux qui l’avaient accueillie en vous prévenant de la présence de Mlle du Plan-Crépin au manoir. Ce qui signifie qu’elle vous demeure attachée.