« Dieu ? »
— « Oui ? »
— « Puis-je participer à votre mémoire ? Je voudrais voir ce récif tel qu’il était avant sa mort. »
Sous les yeux de Trilobite, des images animées et colorées se superposèrent au paysage désolé. Des polypes multicolores parsemaient le fond couleur de craie. Des rubans verts se déployaient, des zébrures lumineuses fendaient l’eau. Ce vibrant mirage le réjouit. C’était si loin… Ses cellules de mémoire étaient trop petites pour renfermer des films remontant à l’époque où la mer vivait. Il enregistra promptement celui-ci avant que l’émission prenne fin et que revienne l’image réelle en noir et brun terne.
« Une forme de vie ! » s’écria Trilobite. Un potentiel électrique qui se mesurait en microvolts l’amena jusqu’à un dôme translucide reposant sur le fond de la mer. Cela ressemblait à une méduse géante, de trente mètres de diamètre, avec de courts tentacules ancrés dans la vase. Il se posa sur sa peau, pour explorer ses circuits-organes. « Il est vivant. »
— « Endormi, » corrigea Rorqual « C’est un ancien centre de Récré. Introduis-toi à l’intérieur. Cherche des traces de passage récent laissées par l’homme. » Le petit cyber en forme de pelle se glissa sous le dôme. Il scruta le fond sableux et découvrit des objets anciens, sous quelques mètres de vase – des outils et des artefacts en os – mais rien de récent. Le dôme ne contenait pas de poche d’air. Son pont flottant était très rapproché de la voûte. Son réchauffeur était froid. Trilobite aspira et goûta, mais son chromatographe ne décela aucun résidu humain. « Rien. »
— « Poursuis les fouilles au large du banc de corail. » Il trouva d’autres dômes. Certains dormaient, préservés par leur potentiel énergétique. D’autres étaient morts et avaient perdu leur aspect translucide, car leur peau était recouverte d’un limon bactérien. Un tunnel sous-marin reliait les dômes entre eux, donnant à l’ensemble l’allure d’une grappe de raisin. Il était mort, comme en témoignait la crasse qui l’enrobait.
« Inspecte le tunnel. »
Trilobite racla la surface externe, chassant les débris opaques qui y étaient collés. À l’intérieur, il aperçut un enchevêtrement de meubles noirs et de squelettes blancs et intacts, que le courant n’avait pas dérangés. « Restes d’humanoïdes ; environ un mètre cinquante de long. »
— « Suis ce tunnel. Tâche d’y rentrer afin d’examiner ces restes de plus près. »
— « Oui, ô dieu ! » Il longea le conduit, tout en en établissant le diagramme, vérifiant les sas et les stations secondaires. Il se terminait par un embrouillamini d’épaves. Le fond rocheux présentait une longue fissure droite qui traversait le conduit à angle droit, comme si quelque immense couteau avait tranché à la fois le tunnel et le sol.
« Une faille, » dit Rorqual. Les extrémités sectionnées du tunnel étaient éloignées de cinquante mètres, suivant la direction de la faille. « Cela s’est produit il y a longtemps. Pas d’ossements ici. La mer les a réduits en ions. Entre. »
Trilobite suivit le lumen, examinant au passage les anciennes machines et les tuyaux dans la paroi. De subtils tracés dans le limon suggéraient la présence d’ossements, à quatre cents mètres de la faille. Puis ce furent des masses gélatineuses, à un kilomètre cinq cents. Il découvrit le premier crâne trois kilomètres plus loin. Avec ces données, Rorqual put calculer la date de l’accident d’après l’angle de dispersion.
« Des artefacts ? »
Il laboura le noir limon, en ramassa des pelletées qu’il passait au tamis. Les solides étaient refoulés dans son disque central, où ils étaient analysés et amassés. « De l’or. »
— « Un plombage dentaire ? »
Il transmit l’impression optique. « Non. C’est trop grand. La surface externe est décorée… un symbole… un capricorne. » D’autres cubes en or furent recueillis parmi les ossements, d’autres symboles répertoriés : cancer, poissons, taureau, lion…
— « Des emblèmes de caste, » expliqua Rorqual.
Il ramassa d’autres objets : des boutons et des boucles, des outils et de petites boîtes munies de circuits-organes. L’un des circuits capta l’énergie émise par sa sonde. « Il se réveille, mais il ne possède aucune mémoire. »
— « Ce n’est qu’un simple transmetteur, trop primitif pour nous fournir une aide. Ramène-le. »
Alourdi par cette charge, Trilobite eut du mal à remonter à la surface.
L’aube le découvrit flottant au milieu de l’océan, le ventre en l’air,, chauffant au soleil ses plaques ventrales. Il laissa son cerveau se reposer et les forces lui revinrent. De nouvelles semaines de recherches le conduisirent jusqu’à d’étranges rivages, bordés de montagnes d’un noir verdâtre cachées par la brume. Sur le plateau continental, par cinquante mètres de fond, il y avait une multitude de dômes vivants. Nombre d’entre eux renfermaient une poche d’air et le réchauffeur fonctionnait. Tout excité, Trilobite allait de l’un à l’autre, et aspirait l’air afin d’effectuer la chromatographie. « L’homme ! Je devrais le sentir, voir ses empreintes… Il y a des reliefs de ses repas partout. »
Rorqual frémit dans son tombeau. « L’homme ? Transmets-moi son image, ses paroles. »
Trilobite découvrit une soixantaine de dômes aux poches d’air ratatinées ; il étudia leur contenu. Des bols d’argile, des outils de bois et de pierre, des ouvrages en osier tressé, des os sculptés.
— « Le pont est très près du plafond, dans ce dôme-ci. La poche d’air est fort réduite et viciée. Sur le pont, il y a une chose en décomposition, une chose qui était un homme ; mais il est mort. Sa décomposition a rendu le dôme inhabitable et corrompu aussi l’eau aux alentours. »
— « L’homme a quitté ces lieux ? »
— « Oui, mon dieu. En ce moment même, les poches d’air s’amenuisent et les réchaufïeurs refroidissent. »
— « Trouve-le. »
Trilobite revint à la surface et se laissa porter par les rouleaux, ses senseurs caudaux dressés afin d’examiner le rivage.
— « Une forme de vie. Une mache de plusieurs tonnes. Dix mètres de long. Elle entretient la végétation. Là où il y a la technologie, il y a l’homme. »
Rorqual n’en était pas si convaincu. « Cette machine ne prouve pas davantage la présence humaine que toi ou moi. Ces Jardiniers-maches peuvent continuer à soigner les jardins comme je continuais à courir les mers. Les artefacts trouvés dans les dômes, bien que récents, appartenaient de toute évidence à l’âge de Pierre. Où sont mes hommes ? »
Le cerveau de Trilobite ne pouvait pas faire la distinction entre les différentes races humaines. Lui se serait contenté de n’importe quoi qui ait deux jambes, n’importe quoi qui apporte à Rorqual une raison de vivre. Des mois passèrent encore, sans qu’il repérât un homme. Il longeait la côte, s’aventurant parfois, sur le sable humide, jusqu’à la ligne de marée haute. L’air était empli de signaux d’Agrimaches, signaux que Rorqual interprétait comme un langage-mache courant. Il manquait le son de la voix humaine. Il manquait l’humour. Et la musique.
« Serait-il possible qu’elles travaillent pour elles-mêmes ? »
— « Peut-être, mon dieu. Je vais rester là et surveiller ce jardin. »
D’autres jours passés à l’affût, pour rien. Les signaux émis par Rorqual s’affaiblirent.
À l’est, le ciel s’éclaircit, se colorant en jaune moutarde. La marée revint en écume blanche sur les rochers noirs. Une silhouette haute de deux mètres surgit des jardins et s’élança vers la plage, un bipède qui portait un sac bosselé et courait au-devant de la muraille liquide.