« Non… » commença Rorqual. Le son déjà affaibli s’évanouit. Lorsqu’il revint, Trilobite et l’enfant naviguaient sur la mer hachée. Un soleil brutal éclairait le cyber en forme de pelle et sa minuscule cargaison.
— « Tu n’aurais pas dû prendre le petit. Maintenant, il est possible que ces primitifs ne veulent plus le reprendre. »
Trilobite essaya de penser par lui-même, mais son cerveau avait une capacité trop faible. « Tu as raison, mon dieu. Mais je peux toujours te l’amener. Tu peux t’occuper de… »
— « À travers ces trois mille kilomètres d’océan ? Qu’arrivera-t-il aux fonctions vitales du bébé ? »
La petite forme cessa de remuer. Elle se raidit et commença à se refroidir comme les doives abandonnés. L’analyse révéla des viscères éclatés et des cloques dans les tendres tissus.
— « Il est mort, » dit Trilobite, peiné. « Je ne possède pas d’appendices de maintenance vitale. J’ai essayé de le ranimer en lui transmettant de l’énergie, mais son myocarde ne réagit pas. »
Rorqual se taisait ; il repassait dans son cerveau tous les faits de cette journée.
« Je l’ai tué ! » se lamenta Trilobite.
— « C’était le plus faible. De toute façon, il serait sûrement mort. »
— « Si je les avais laissés tranquilles, ils seraient en sûreté dans le dôme du plateau, près des jardins. À présent, ils sont partis à de plus grandes profondeurs.
Ils ont perdu un petit… Non ! Ils m’ont vu le tuer. »
— « Ces humains ne désirent pas notre aide, » remarqua Rorqual. « Ils ont peur des machines. »
— « Je pourrais peut-être en capturer un… un fort, qui survivrait. Nous le garderions dans ta cabine. Il apprendrait à nous faire confiance… »
— « Non ! Impossible ! Ce n’est pas un humanoïde domestiqué qu’il me faut. Cela ne justifierait pas mon existence. Je suis un Râtisseur à plancton. Je suis fait pour servir l’homme, explorer les mers, ramener de la nourriture. Je ne puis faire prisonnier un homme pour justifier mon errance sur une mer morte. »
Trilobite perçut la lassitude dans la voix de son dieu. L’émission s’interrompit à nouveau.
— « Attends ! Je vais explorer les jardins. Peut-être les Agrimaches sont-elles au service d’un homme terrestre. Peut-être y en a-t-il beaucoup. Certains pourraient vouloir venir avec toi sur les mers à d’autres fins… pour explorer… pour relever l’emplacement d’îles oubliées… chercher des minerais ou d’autres choses de valeur. »
— « Je n’ai plus beaucoup de temps… » Trilobite regagna la plage. Avec son feuillage, ses rochers et ses vagues, le paysage ressemblait à une image du paléozoïque : pas d’artefacts, pas de mégafaune. Il avala du sable et analysa les grains. Ils étaient synthétiques dans une grande proportion. L’océan avait mastiqué et rendu une substance créée par la main de l’homme. Après avoir exposé au soleil ses plaques à accumulation, il grimpa jusqu’en haut de la falaise et s’enfonça dans le feuillage : différentes plantes alimentaires, des fruits aspermes, des tubercules. Des plantes grimpantes soulignaient de festons les arbres et les buissons. La maturation n’était pas synchro ; le bourgeon, la fleur et le fruit sur la même branche : un rapport journalier, mais aussi un labeur journalier, élagage, pollinisation et récolte.
« Les jardins s’étendent sur des kilomètres. Je ne vois pas de bâtiments, de routes ou autres artefacts. »
Rorqual lui envoya des images qu’il avait emmagasinées durant le temps où il travaillait pour la fourmilière. « Suis les Agrimaches, » suggéra-t-il.
Trilobite se demandait ce qui avait provoqué la fuite du mâle musclé. Il n’y avait aucun signe de danger. À sa vue s’offraient des canaux rectilignes et profonds, ainsi que différentes sortes d’Agrimaches : Irrigueuses, Laboureuses et Moissonneuses. Puis le danger se révéla dans toute sa menace. Des miasmes s’élevèrent d’une colline lointaine, des vapeurs vénéneuses qui réchauffèrent l’air et répandirent des odeurs urineuses. Des nuées infernales d’insectes pestilentiels tourbillonnaient dans ces lourdes émanations de source souterraine. Trilobite s’approcha avec prudence de ces vapeurs chaudes et chatoyantes qui montaient d’un petit édifice trapu caché sous les plantes grimpantes et qui semblaient indiquer la présence du diable en personne. L’analyse chimique lui permit de déceler des millions de formes de vie biologiques. La fourmilière ! Les Agrimaches entraient et sortaient d’une allure pressée, mais aucun homme n’était visible. Il perçut le désespoir et le péril qu’il engendrait : un pouvoir immense et un système en décadence, la surpopulation et le recours aux taxes. La fourmilière avait besoin de la moindre calorie récoltée dans les jardins. Partout des senseurs cliquetants montaient la garde. Apeuré, il se glissa sous un buisson, comme un animal prédateur. À la tombée de la nuit, il rejoignit le rivage. Grimpé sur un rocher encroûté de sel, au-delà des brisants, il se sentit assez en sécurité pour interpeller une Agrimache.
« Eh ! Jardinier ! M’entends-tu ? » La voix qui lui répondit avait l’intonation douce et aisée d’un géant domestiqué. « Oui, petite machine crabe. »
— « Es-tu au service de l’homme ? »
— « Bien sûr. »
Trilobite eut l’impression d’avoir déclenché l’unité-mémoire catéchisme dans le cerveau du robot. « Pourquoi ne vois-je pas d’homme ? »
— « Tu es Dehors ! »
Évidemment ! Il scruta l’horizon et les cieux, cherchant où était le danger. « Explique-moi, s’il te plaît. »
— « Tu es Dehors. L’homme ne va pas Dehors ! »
— « Pourquoi ? »
— « L’homme n’est pas une créateur du Dehors. Il est notoire que les pigments et le collagène protecteurs lui font défaut. Qui es-tu ? »
Trilobite ne répondit pas. Au lieu de cela, il défia l’Agrimache. « Tu te trompes ! J’ai vu des hommes dehors. Leur peau est pigmentée. Ils courent et nagent avec une grande vigueur. »
— « L’homme n’est pas une créature du Dehors. Tu as vu une bête marine, un pilleur de jardins, un anthropoïde ou peut-être même un humanoïde. Mais pas un vrai homme. »
— « Parle-moi de tes hommes. »
— « Ils sont coopératifs, de bonne volonté, loyaux… de Bons Citoyens qui ont besoin de moi. Tout le monde a besoin de machines. Nous travaillons sous les ordres de notre Classe Un, le C.U. Nous prenons soin de nos hommes. »
Trilobite regagna les eaux gris sombre. « O dieu ! l’Agrimache ment. J’ai senti la nocivité de ces miasmes. »
— « C’est sa vision de la vérité, » dit Rorqual.
— « Mais dans ta mémoire, les vrais hommes sont différents… les appels joyeux, la sueur, les rires… »
— « Cette race d’hommes-là a disparu. Nous avons cherché pendant des milliers d’années. Ils ont disparu en même temps que la faune et la flore marines. Nous devons envisager le monde tel qu’il est à présent. La fourmilière est partout. »
Trilobite contempla un dôme voisin, en train de rendre sa dernière bulle d’air, tandis que son épiderme devenait sombre et froid. Il avait réussi là où la fourmilière avait échoué : il avait chassé les Océanides. Par sa présence, il les avait forcés à s’éloigner des jardins, leur seule source d’approvisionnement. « C’est donc ainsi qu’est le monde ? Je vais y réfléchir pendant mon sommeil. »