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« Trilobite ? »

— « Oui, mon dieu ? »

— « Tu dois t’intégrer à la fourmilière et te mettre à la disposition du Classe Un. »

— « Mais… j’aime les hommes de l’océan. Leurs os sont solides, leurs yeux sont perçants, leur agilité… »

— « Je te comprends. Mais pour ce qui est du stade culturel, ils en sont au Néolithique. Ils représentent une forme de vie inférieure. Tu as besoin d’être en participation avec un cyber de première catégorie, pour conserver le niveau mental d’un classe six. Quand je ne serai plus, il ne te restera personne. Ton petit cerveau régressera jusqu’au niveau d’un classe dix obtus. Dans la fourmilière, tu seras toujours un classe six, à égalité avec l’homme. »

— « Mais il n’y a pas d’hommes dans la fourmilière ! »

— « Il doit y en avoir. C’est là qu’on les a vus en dernier lieu. Va là-bas et cherche partout. Quand tu auras trouvé l’homme, appelle-moi. »

— « Mais ta voix est si faible. C’est à peine si je peux te capter. »

— « Quand tu auras trouvé l’homme.,, appelle-moi… appelle-moi. »

— « Dieu, ta voix s’évanouit ! Dieu… ? »

— « Appelle-moi. Appelle… »

Trilobite fit pivoter son senseur, essayant de le concentrer sur les coordonnées de l’île. Son cerveau commençait à faiblir sous la charge des fonctions que son dieu assurait normalement. Les cartes et les diagrammes s’effacèrent. Des siècles d’histoire disparurent. Privé de l’appui de la vaste intelligence divine, son cerveau fut réduit au plus simple : mégabits, 3,2 ; vocabulaire, moins de 0,9 à l’échelle mache (Hagen) et 0,66 à l’échelle humaine. Sa vision du monde actuel ne lui venait plus que de ses senseurs ; celle du passé consistait en une vague nostalgie persistant dans sa petite mémoire. Il n’était plus qu’un classe dix, seul au monde.

« Solitaire ? » interrogea une voix puissante. « Désires-tu mettre ton pauvre petit cerveau en participation ? »

Trilobite leva les yeux et vit, à travers les tiges vertes, une des Agrimaches, une Moissonneuse haute et carrée avec de larges roues silencieuses. Il prit peur. Il tenta de se dissimuler dans le feuillage.

« Tu désires certainement participer, » reprit la Moissonneuse. « Je ne détecte aucun canal branché à ton cerveau. Une mache aussi petite que toi ne peut pas être toute seule. »

Trilobite jeta un regard en direction de la plage, derrière lui. L’eau était synonyme de sécurité. Il recula prestement de plusieurs mètres. La Moissonneuse ne fit pas mine de le suivre.

« N’ai pas peur. Je t’offre simplement l’occasion de participer. »

Il recula davantage, jusqu’au moment où il fut en sûreté dans les vagues. Il voyait toujours la Moissonneuse, dont la tête et les épaules émergeaient du champ. Un message amical lui parvint sur différentes fréquences. Sa solitude était si intense qu’il eut du mal à ne pas y répondre. Le crépuscule vint assombrir les flots. Il s’installa près d’un rocher, et des sables tourbillonnants recouvrirent son dos. À l’aube, il s’approcha d’un dôme Océanide. Dans sa mémoire, l’état de ses relations avec ces humanoïdes n’était pas très clair. L’occupant du dôme, hargneux, grogna et le frappa avec une lourde pierre. Dans les autres dômes qu’il découvrit, il rencontra le même accueil menaçant. Sa cellule énergétique défaillait ; Trilobite retourna sur la plage pour la recharger au soleil.

« Veux-tu participer ? » La Moissonneuse était de retour.

— « J’ai peur, » répondit Trilobite.

— « Tu n’es pas obligé d’entrer en participation directe avec le C.U. Tu peux venir sur mon canal, » offrit la mache géante.

Trilobite fut baigné par un flot de chaleur et de paix. Il eut la vision des trois trillions et demi de loyaux citoyens unis dans la coopération. Une fourmilière puissante, une Société Terrestre à l’échelle du globe.

« Il y a une place pour toi, » proposa la Moissonneuse. « Il y a toujours du travail. Tu te sentiras utile. Les hommes dépendront de toi. »

Oui, c’était ce qu’aurait voulu son dieu. Ses petits circuits ne se souvenaient plus des miasmes. De puissantes impulsions émanant du C.U. dirigèrent ses séquences logiques. Il sortit du champ et se dirigea vers le chapeau de puits, l’entrée de la fourmilière.

« Oui ? » fit la Porte, surprise par son comportement inhabituel. « Que viens-tu faire dans cette cité-puits ? »

— « Je viens me mettre au service de l’homme. » La Porte ne bougea pas.

— « La Moissonneuse m’a dit qu’il y avait du travail pour moi. Elle a contacté le C.U. et… »

— « Laisse-moi vérifier à mon tour. Nous ne voyons pas beaucoup d’unités mobiles démunies de permis. Quel est ton nom ? »

— « Trilobite… Trilobite Ferreux. Mais je ne possède aucun élément ferreux. C’est mon dieu qui m’appelle ainsi… »

— « Oui. Voici tes ordres. »

— « Que dois-je faire ? » s’enquit Trilobite, ses lampes-témoins tout allumées d’impatience.

— « Te présenter au service de démembrement ! »

Chapitre trois

L’entre-les-murs

L’embryotech Bohart appuya sur le bouton d’appel pour mettre fin à la sonnerie incessante. Le visage sur l’écran était empreint de patience mais aussi de détermination.

« Excusez-moi, monsieur, mais je suis un peu débordé… »

— « Et ce " thérapeutique ", Bo ? Le Psych n’arrête pas d’appeler depuis ce matin. »

Bohart fit un geste d’impuissance. « J’ai regardé partout, mais nous sommes à court de " matures ". Ne pourrait-elle attendre une semaine ? »

Sous l’effet de la réflexion, un astérisque se dessina entre les sourcils du visage sur l’écran. « Non, je ne pense pas. Vous savez à quel point certaines femmes peuvent être fragiles. »

Bo haussa les épaules. « Mais j’ai cherché… »

— « Il n’a pas besoin d’être tout à fait conforme. Trouvez-lui quelque chose, n’importe quoi, du moment qu’il vive assez longtemps pour réajuster ses Subtils Indices Corporels. Elle pourra toujours l’échanger contre un modèle normal par la suite ; pour l’instant, il s’agit de parer au plus pressé. »

— « Bien, monsieur, » dit Bo avant d’interrompre l’émission.

Bo enfila sa combinaison isolante à capuchon et se rendit jusqu’à l’Embryolabo saturé d’oxygène. Des techs encapuchonnés étaient au travail, penchés sur des cuves contenant de l’Électrolyte de Robert. Des embryons roses, en forme de C et longs de huit millimètres passaient de main en main, des larves humaines d’où pendaient le cordon et le placenta, protégées par une double atmosphère d’oxygène et de sucres de Robert.

Un tech chargé de la vérification rechargea sa cryo-sonde et la dirigea vers l’embryon suivant pour pratiquer la stéréotaxie. Des micromanipulateurs ajustèrent le repli céphalique sous une visionneuse de 1200 X. la sonde s’insinua dans le cerveau moyen pour geler quelques • microgrammes de tissu dans le troisième ventricule : les cellules pituitaires initiales. L’embryon nouvellement « poinçonné » fut placé dans une corbeille d’évacuation.

« Je voudrais une pièce de rebut pour le Psych. Savez-vous où je pourrais en trouver ? » demanda Bo.

La tête encapuchonnée fit un signe négatif. « Non, » dit une voix étouffée. « Le rouge est mis. Revenez la semaine prochaine. »

Bo transporta une corbeille débordante jusqu’au Service de Mise en Bocal, où chaque embryon était placé dans un récipient. Les minuscules placentas étaient maintenus au fond des bocaux par des bandes lâches qui formaient un endomètre synthétique et favorisaient la fixation. Un écran à lumière polarisée fermait chaque bocal. On contrôlait l’indice de coloration hémoglobine/myoglobine avant la compression de l’oxygène.