« Celui-ci est trop pâle ; la teneur en oxygène est trop faible pour procéder à la compression. Je vais le laisser un jour de plus et lui donner une dose d’Amnio-feron. »
Bo observa le liquide ferroprotéique couler dans les fluides amniotiques : une solution colloïdale à 23 pour cent d’hydroxide ferrique.
L’Hémotech se tourna vers Bo. « Oui ? »
— « Auriez-vous un bébé en trop ? Même un qui ne soit pas conforme ? »
— « Certainement. Il y a toujours du déchet. Suivez-moi. »
Elle le conduisit hors du caisson à air comprimé et ôta son capuchon, en secouant sa courte crinière noire. « Pour quand vous le faut-il ? »
— « Maintenant… Aujourd’hui… »
— « Désolée, Bo. Mais, comme vous le savez, la sélection finale s’effectue à la trente-deuxième semaine. Après cela, ils sont tous numérotés. »
Bo regarda autour de lui. Des milliers de bocaux incubateurs défilaient lentement sur des tapis roulants silencieux, qui les acheminaient vers un autre service, où on rognait les queues et les orteils superflus. Des milliers ! Mais ils n’avaient qu’entre un et dix centimètres de long. Non viables. Il haussa les épaules et descendit au Service Terminal. Les bocaux arrivaient au bout du tapis six par six ; les bébés, en pleurs, étaient déversés sur les planches de tri, dans des mares de caillots glauques. Les assistants les enveloppaient dans des serviettes et les jetaient dans de vastes berceaux transparents, à la cadence de six ou huit par minute.
« Auriez-vous un enfant en trop pour moi ? » interrogea Bo.
Sans quitter des yeux le tapis ni cesser l’empaquetage, l’assistant répondit : « Rien ici. Essayez la décharge. »
— « La décharge ? C’est là qu’on jette les prématurés ? »
— « Oui, mais aussi de temps en temps des gargouilles ou des simiens. C’est votre meilleur chance de trouver quelque chose. »
Bohart s’éloigna à grands pas, suivant le tapis roulant qui glissait doucement, emportant vers le vide-ordures quelques formes gigotantes. La plupart n’étaient effectivement que des prématurés, dont les membranes pulmonaires hyalines montraient qu’ils ne pourraient survivre. Les gars du Psych avaient un besoin urgent de ce bébé thérapeutique. Ils ne voudraient pas d’un simien tout velu, mais peut-être qu’une gargouille ferait l’affaire. Ces bébés-là n’avaient que le défaut d’être vraiment affreux, avec des yeux proéminents ; l’hypertrophie des muscles oculaires était due à une défectuosité de l’écran filtrant placé sur l’incubateur.
Le Psychtech concentra tous les senseurs de son pupitre vers la patiente afin de contrôler ses Subtils Indices Corporels. Elle était assise, toute droite et rigide, sur le bord de sa chaise, et se tordait les mains. Ses yeux parcouraient la salle d’attente, fixant un objet après l’autre. D’un geste machinal, elle peignait entre ses doigts sa chevelure noire et rêche et la ramenait en arrière. Les Subtiles Indices Corporels s’intensifiaient de seconde en seconde. Le Psychokinétoscope mettait clairement en évidence la gravité de la situation.
« Les S.I.C. s’intensifient, » murmura le tech, penché sur son transmetteur. « Où est ce bébé thérapeutique ? Si cette femme ne devient pas rapidement mère, il ne nous restera comme solution que les drogues. »
Les images défilèrent sur l’écran, qui cherchait Bo dans toutes les stations. Il finit par le localiser au vide-ordures, où il était occupé à trier des bébés flasques.
« Vous en avez trouvé un ? »
Bo secoua la tête. « Rien que des prématurés très faibles. Pas un n’a l’air assez fort pour durer une semaine. »
— « Bon, amenez-en un quand même. Même s’il ne survit qu’un jour ou deux, nous aurons dépassé la phase critique. »
Bo en ramassa un au hasard. Il mourut aussitôt. Il le reposa sur le tapis et tâta les autres. Ils se refroidissaient déjà. Aucun d’eux n’abuserait même une hébéphrène, si confus que soit son esprit. Sur les tapis du niveau supérieur, il n’y avait que des bocaux embués qu’on venait juste de vider. Une équipe de nettoyage s’affairait, munie de brosses et maniant des jets de vapeur. Par terre s’amoncelaient des débris de placenta et de fœtus – autant de protéines en plus pour la Balayeuse-robot.
Quelque chose remuait dans les débris !
Bo se précipita et, à sa grande satisfaction, aperçut l’horrible face d’une gargouille qui essayait de s’extirper des immondices humides et froids. Il saisit la petite forme musclée, déjà bossue par les efforts qu’elle avait faits dans son bocal pour protéger ses yeux de la lumière excessive. Il la rinça et l’enveloppa, cherchant du regard le chef de service pour lui fournir des explications. Mais personne ne fit attention à lui.
Bohart découvrit la patiente en train de parler, d’une voix forte et rapide, à un écran de transmission ; elle soulignait ses mots de petits rires et de gestes de la main. Il se composa un visage de circonstance et l’appela pour lui montrer le paquet endormi sur son épaule.
« Clover ? »
Elle pivota brusquement vers lui. « Oui ? »
— « Voici votre petit protégé, bébé Harlan. » Elle se calma. Les rides causées par le trauma et l’angoisse s’effacèrent de son visage hagard.
« Il a besoin de vous, » dit Bo.
Elle prit le paquet et le serra contre son sein avec une tendre fermeté ; sans s’en rendre compte, elle le serra davantage, pour se rassurer au contact de la réalité de cette petite vie. Sous l’étreinte, la gargouille ouvrit les yeux, silencieusement, stoïquement, selon un comportement qui la caractériserait toute sa vie. Du moins, cette image maternelle était chaleureuse.
Bohart marmonna les recommandations habituelles, de sa plus belle voix de tech, la plus monocorde, pour la mettre dans les conditions favorables à cette pseudoadoption thérapeutique. Elle partit en souriant, tandis que le bébé dardait ses yeux saillants par-dessus son épaule.
« Comment cela s’est-il passé ? » demanda Bo, avec un regard vers le scope.
— « Très bien, » dit le tech. « Les S.I.C. ont diminué dès votre entrée dans la pièce. Je crois bien que nous lui avons évité le saut en bas du puits. Combien de temps pourra-t-elle garder Harlan ? »
Bo eut un haussement d’épaules. « Je l’ai retiré des immondices, et il n’a été ni poinçonné ni rogné. »
— « Il n’est pas homologué ? »
— « Non. Et ceux qui possèdent cinq orteils ou une glande pituitaire intacte ne sont plus admis. L’Équipe de la Voirie viendra le prendre un de ces jours. »
— « Ça laisse environ un an à bébé Harlan, » évalua le Psychtech. « Ma foi, c’est toujours mieux que le tas d’immondices. »
— « Sans doute, » approuva Bo.
Son rôle de mère-substitut plaisait à Clover. Elle absorbait scrupuleusement ses lactogènes et tenait bébé Harlan sur son sein la plupart du temps. Il vécut sur ses réserves de graisse jusqu’à la montée du colostrum, au troisième jour. Il se développa rapidement. Son cortex visuel fonctionnait déjà et régla le rythme de son développement neuromusculaire. Il rampait dans l’habitacle, explorant des mains les recoins noirs que ses yeux ne pouvaient atteindre. La suie noire et granuleuse avait un goût acre. Les choses douces et duveteuses détalaient à toute vitesse. Il entassait autour de lui tout ce qui traînait et restait assis dans son coin, à observer les autres membres de la maisonnée vaquer à leurs tâches quotidiennes. De temps en temps, on lui lançait un mot, ou quelque chose à manger, mais, le plus souvent, on l’ignorait. S’il avait été plus âgé, il aurait peut-être pensé que sa laideur était responsable de son isolement. Ou que ses pieds, dont on n’avait pas rogné le cinquième orteil, dénotaient sa nature bestiale et lui valaient d’être ainsi négligé et traité en inférieur. Mais ce raisonnement aurait été faux, car les adultes étaient tout simplement trop stupides pour établir des relations avec quiconque.