— « Je suis désolé, je… »
— « Encombrer le plancher avec votre vieux corps infirme est un manque d’égards total envers les autres. Vous rendez-vous compte que votre laideur m’a gâché ma journée ? On ne peut même plus se promener dans les couloirs sans avoir la nausée, maintenant. »
Les mots étaient durs, mais le visage inexpressif.
« Vous sentez horriblement mauvais, » dit un autre Citoyen, un adolescent. « Ne voyez-vous pas que vous êtes en train de mourir d’urémie ? Tenez, prenez ce flacon de Paix Rouge. Vous ne devriez pas continuer à traîner comme ça et à souffrir ainsi. Votre vue nous fait tous souffrir. »
Larry se cacha dans un recoin sombre, derrière un Distributeur de nourriture, mais on l’apercevait toujours, et on lui reprochait d’être en vie. Il quémanda à manger, mais ceux qui le remarquaient haussaient les épaules et s’en allaient. La plupart ne jetaient même pas un regard dans sa direction.
« À manger, » dit-il au Distributeur. « J’ai besoin de nourriture. »
— « Non autorisé. Vous n’avez pas de crédits, » dit la machine.
Larry commençait à saisir la situation. Il allait devoir agir, et vite, s’il voulait survivre.
« À MANGER ! » hurla-t-il, en frappant du poing le Distributeur. « Donne-moi à manger, bon sang ! sinon je t’éventre et je me sers. » Il continua à marteler l’épiderme métallique, dont les joints s’élargissaient. Une lumière rouge clignota au-dessus du réceptacle. Il s’arrêta. Sa propre peau, amollie par la suspension, commençait à se meurtrir et à se fendiller. La mache obstinée perdit du lubrifiant. Un optique en haut du mur se focalisa sur Larry.
— « Vieillard, ce tapage m’agace ! » La fille en blouse verte était de retour.
Larry battit en retraite, de mauvaise grâce. Elle tapota le Distributeur endommagé et reçut ce qu’elle avait commandé : un objet long de trente centimètres, bosselé, qui présentait la consistance du pain et une surface entaillée. Elle en mordit une énorme bouchée et s’approcha, pour lui dire, la bouche pleine :
« Je ne peux même pas savourer mon repas, avec le spectacle de votre vilain corps tout déf… »
La Brigade de Sûreté inspectait les lieux de l’agression, fourrageant derrière les évents et les conduits avec des faisceaux lumineux, tandis que la Médi-équipe calmait la fille hystérique.
« Mais j’étais en train d’employer la technique classique d’« incitation au suicide » lorsqu’il m’a attaquée. Il n’était pas censé réagir de la sorte… »
— « Je crois qu’il ne s’agit pas d’un de nos contemporains dociles, mais de quelqu’un mis en suspension il y a longtemps, » fit le Méditech d’un ton apaisant.
— « Mais je ne suis pas payée pour courir de tels risques ! Comment est ma cheville ? »
— « Ce n’est rien. Nous pourrons retirer la bande d’ici cinquante jours environ. Vous sentez-vous en état de répondre aux questions de la Sûreté ? »
Elle acquiesça et répéta son histoire. « Il n’a même pas de jambes. Pourquoi désirerait-il continuer à vivre ? Il s’est enfui par-là, tout en mangeant mon pain-fruit. Vous voyez les miettes qu’il a laissées derrière lui ? »
Cette piste ne menait pas loin. Elle aboutissait à une écoutille de visite dont le volet pendait, ses rivets tordus. Les hommes de la brigade, un par un, braquèrent leurs lampes vers l’Entre-Murs sombre aux relents de moisissure. Chacun jeta un regard à l’intérieur, et remarqua les traces dans la poussière épaisse.
« Cet infirme m’a l’air d’un petit rebelle bien téméraire, » dit le chef de la Brigade, « mais il n’échappera pas aux Entre-les-Murs. » Tous approuvèrent, et on remit en place le volet.
Larry progressait lentement, rampant dans la poussière épaisse. Un réseau de fils électriques et de traverses s’étirait devant lui, enveloppé d’obscurité et de poussière. Il avançait prudemment, à tâtons, car il savait que s’il glissait il ferait une chute de huit cents mètres.
« Pas besoin de Paix Rouge ici, » dit-il en se forçant à sourire. « Si je suis fatigué de lutter, je n’aurai qu’à me laisser glisser dans le vide et laisser la pesanteur mettre un terme à mes tourments. »
Ses bras furent bientôt las. Il essaya de grimper jusqu’à un autre étage, où peut-être ceux de la Sûreté ne viendraient pas le chercher. Après une brève et vaine tentative, il s’endormit. Pendant ce temps, la poussière boucha ses orifices moites : ses yeux, son nez, sa bouche, son urètre et son anus artificiels. Quand il s’éveilla, il jura : « Bon Dieu ! je ne pourrai jamais résister à tous les grams négatifs qui se trouvent là-dedans ! »
Un jour plus tard, il se trouvait en équilibre devant un évent lorsqu’un mouvement derrière lui le fit tressaillir. Il se retourna et vit une créature pataude et noircie de suie comme lui. Ils se dévisagèrent intensément. Seul un mince trait de lumière éclairait la scène. Brusquement, le nouveau venu rompit le silence.
« Il te manque quelque chose, on dirait ! »
Pour toute réponse, Larry grogna.
— « Du calme, bout de chou. Je ne te veux pas de mal. Tu n’as pas assez de viande sur les os, de toute façon. »
Larry observa la forme massive évoluer silencieusement parmi les câbles jusqu’à l’extrémité du couloir. Une foule de Citoyens léthargiques flânait sous la lumière vive. L’écoutille de visite était lourde et verrouillée de l’extérieur. Il scruta la foule tandis que des doigts noirs se tendaient à travers les volets et commençaient à les tordre lentement. La suie s’envolait de ces doigts et le métal grinçait. Il regarda par-delà la foule. Des uniformes de la Brigade de Sûteté apparurent à chaque bout du corridor. Ils s’approchèrent, en vérifiant au passage les Distributeurs et les trappes de visite.
« La Sûreté ! » souffla Larry.
Les doigts noirs disparurent. La silhouette le remercia silencieusement d’un signe de tête, et s’éloigna le long d’une conduite d’air. Elle revint un peu après, chargée de vivres.
« Tiens, tu l’as bien gagné. J’ai besoin d’un guetteur comme tu as l’air d’avoir besoin d’une paire de jambes. »
Larry accepta la nourriture, des piles de gâteaux plats tartinés de protéines poisseuses. « Nous ferions une bonne équipe, » marmonna-t-il. « Mes yeux et tes jambes. » Il étudia le personnage poussiéreux ; plus grand et fort que le Citoyen moyen, mais sans doute pas plus que Larry du temps où il était entier. En fait, la similarité qu’offraient leurs charpentes osseuses était frappante. « Qui es-tu ? »
— « On m’appelle Har, le Gros Har, » dit-il avec un sourire. Il avait toutes ses dents, et elles étaient assez blanches. Il doit être jeune, pensa Larry.
— « Moi, c’est Larry Dever. J’ai besoin de plus d’eau que toi, mais de moins de nourriture. De l’eau, je peux en trouver à toutes les fontaines publiques, mais j’aurai recours à toi pour la nourriture. »
— « Les fontaines sont également sous contrôle. Mais il y a beaucoup de bassins à la base du puits. Et leur eau est relativement propre. »
Ils entreprirent ensemble la descente à travers les organes de la cité, le géant pataud aux épaules voûtées et le minuscule semi-humain qui tour à tour marchait sur ses mains ou se balançait d’un câble à l’autre.
Larry le semi-humain et Har la gargouille firent halte dans un large évent trachéal de la cité. Avec des rebuts de textile d’ordonnance, ils se firent une litière, un nid bien caché qui abritait leurs trésors personnels, tout ce qu’ils avaient récupéré dans les profondeurs de l’Entre-Murs.
« Cet endroit me plaît, » dit la gargouille, « car cet évent latéral donne sur les bureaux de la Sûreté. Si tu fais une trentaine de mètres et que tu jettes un coup d’œil au travers des volets, tu verras leurs cartes murales, avec le réseau de transport et les zones dangereuses.