Le Surveillant tressaillit en voyant les relevés danser sur l’écran. Il aurait aimé trouver un moyen de minimiser l’affaire, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus entre ses mains. « MONSTRE COMPOSÉ, HUMAIN, DEUX MÈTRES, CENT CINQUANTE KILOS. »
Wandee reposa le petit récipient d’un demi-litre et se retourna vers l’écran. Celui-ci montra différentes photos, de face, de dos et de profil. On vit également un Citoyen, faisant office d’étalon de longueur. Le thermographe présenta une sorte de carte géographique mouchetée offrant peu de rapport avec une anatomie isomère ; il indiquait entre trente-quatre et trente-sept degrés. « Trop de poussière, » commentât-elle. Ce furent ensuite de gros plans des deux têtes, pour permettre la comparaison de la structure osseuse. « Aucun doute, » dit-elle en souriant. « Des jumeaux monozygotes, qui ont fusionné pour donner un monstre composé. »
Le Surveillant se détendit. « Je remets l’affaire entre vos mains expertes… »
— « Certainement, » bredouilla-t-elle. L’écran se figea sur les coordonnées de l’endroit. Les derniers chiffres changeaient lentement, marquant la progression du monstre le long de la spirale. « Pour un spécimen de cette taille, j’aurai besoin de mon pistolet anesthésique, de filets et… voyons… d’environ six assistants. » Elle rassembla les fléchettes et versa le sédatif balsamique dans la seringue à ressort. « Je me demande s’il possède un système circulatoire normal. S’il y a peu de ramifications veineuses, deux injections seront peut-être nécessaires. Je ferais aussi bien de prendre quelques doses supplémentaires, à tout hasard. » Elle frappa l’intercom pour demander six assistants. Ils grimpèrent la spirale quatre à quatre.
« Non autorisé, » dit la Porte.
« Essaie celle qui est là-bas, » fit Larry.
Le gros Har fit lourdement le tour de la plate-forme au sommet de la spirale. Une porte s’était ouverte, non pas sur l’extérieur, mais sur un garage dont seuls des yeux de mache pouvaient percer l’obscurité. Ils s’étaient enfuis, effrayés par les grincements et les crissements. Ils étaient à la recherche d’un Jardin d’Éden et non d’un antre ténébreux où ils risquaient d’être réduits en pulpe par des mâchoires mécaniques.
« Je crois que nous allons être obligés d’enfoncer une de ces… Oh, oh ! Voici un groupe de Citoyens qui n’ont pas l’air d’avoir peur de nous. »
Le gros Har se retourna et vit Wandee qui montait la spirale, à la tête de ses Bio assistants. Ils portaient tous la même blouse, et avançaient en formation serrée, munis de lourds filets enroulés. Wandee tripotait un petit revolver à fléchettes d’une efficacité certaine.
Har battit en retraite. Les assistants de Wandee répartirent les filets, formant deux barrières inextricables qui se déplaçaient autour de la spirale dans des directions opposées ; les fugitifs étaient pris en sandwich. Larry examina les mailles lâches, destinées à emprisonner bras et jambes assez longtemps pour une injection. Wandee se tenait derrière les filets, et ne les quittait pas des yeux. Har se réfugia dans l’encoignure d’une porte, fixant la gueule du revolver. Il se mit à geindre.
La fléchette frappa le géant au milieu de la poitrine, et résonna contre le sternum. Larry empoigna les ailettes. « Du calme, mon gros. » Il arracha le projectile d’un coup sec ; un morceau de chair resta accroché aux barbelures. Les genoux du gros Har fléchirent. Larry renvoya la fléchette vers le Néchiffe qui tenait le milieu du filet. En tournoyant, elle vint se planter dans la large panse, et la barrière tomba. Le gros Har s’effondra. Wandee sourit, soulagée.
Larry atterrit sur ses paumes calleuses et détala en criant. Ceux du Bio ne s’attendaient pas à cette division du « monstre » ; ils défaillirent. Larry passa au travers des Néchiffes comateux et se jeta sur Wandee, de toute sa force. Elle était jeune, frêle et non polarisée, inexperte aussi. Larry s’acharna sur la main qui tenait le pistolet, mordant et cognant. Ce n’est que lorsqu’il se fut emparé de l’arme qu’il s’aperçut qu’il avait affaire à une faible jeune fille à la peau tendre. Elle s’éloigna en vacillant, les yeux écarquillés, en se tenant la main. Il avait sur ses dents un goût de sang, comme de la rouille.
À grands renforts de hurlements et de moulinets de pistolet, Larry chassa le reste de la troupe. Il rejoignit le géant. « Debout, Har. Debout ! Tu ne peux pas dormir ici. Le Néchiffe qui tenait le filet est mort. La Sûreté ne va pas tarder à arriver. »
Har se traîna jusqu’à une bouche d’aération obscure et se rendormit. Larry referma sa cachette à l’aide d’un filtre opaque. Puis il embrouilla leurs traces en tirant le filet noirci tout autour de la plate-forme, jusqu’à la seule porte qui s’ouvrait sur commande. Des crocs mécaniques grinçaient dans les ténèbres sur lesquelles elle débouchait.
Larry y fit pénétrer un des coins du filet. Le reste suivit, par saccades, étouffant le bruit des dents invisibles. Les fibres se rompaient avec des bruits secs. Le sol vibra. Le petit semi-humain se hissa le long d’une rampe d’éclairage, une main après l’autre. Il suivit des traverses, des câbles poussiéreux qui couraient autour de la plate-forme, jusqu’au moment où il entendit respirer le géant. Des bruits de pas annoncèrent l’arrivée de la Sûreté.
« Quelqu’un a saboté la transmission, » dit une voix. « Demandez qu’on envoie un Bricoleur. »
Le gros Har jeta un regard par une fissure dans le filtre à air. Il reconnut les bruits des mains et du torse de Larry qui s’agitaient dans la saleté épaisse. « Peut-être qu’il n’y a pas de Dehors, » chuchota-t-il.
— « Il y a quelque chose là-haut, » dit Larry, « sinon ils ne se donneraient pas tant de mal pour nous empêcher d’y arriver. »
— « Il y a peut-être quelque chose, à la lisière de la Cité, mais ce n’est pas un paradis où poussent des arbres. Les Entre-les-Murs disent qu’en bas ce sont les égouts, et en haut le feu. »
— « Connais-tu quelqu’un qui se soit échappé de la Cité ? » interrogea Larry avec animation.
— « Non. Ce ne sont que des histoires, et des histoires pas réjouissantes. On dit qu’il y a là-haut un feu qui rend aveugle et fait peler la peau. Et si par contre on descend dans les profondeurs, on tombe sur des marécages immenses, humides et sombres, et on se fait dévorer par des rats et des insectes qui rampent jusqu’à l’intérieur de votre corps. Je n’ai jamais eu envie de découvrir un de ces endroits, c’est pourquoi je reste dans la Cité. »
Larry tomba lourdement dans la poussière. Ses flancs étaient douloureux ; les microbes avaient attaqué ses tissus rénaux, déjà peu abondants. Les orifices de son corps étaient souillés. Un infirme ne faisait pas de vieux os dans l’Entre-Murs.
« Peut-être aurais-je dû prendre ce vaisseau stellaire, » dit-il.
Le gros Har écouta les divagations de Larry – une Arche de Dever partant vers le Système Procyon pour y implanter la faune terrestre. L’idée que se faisait Har de la planète Terre se limitait aux murs de la fourmilière. Et il n’imaginait pas ce que pouvait être un vaisseau stellaire, ou un soleil. Mais il était d’accord sur un point. Ils seraient mieux n’importe où ailleurs que dans l’Entre-Murs !
Chapitre quatre
Citoyens en recyclage
AU cœur de la fourmilière, un Distributeur privé appela : « Réveille-toi ! Réveille-toi ! Jouis ! Jouis ! » Le vieux Batteur, un Néchiffe gras, haut d’un mètre vingt et dont le crâne se dégarnissait, s’assit dans sa couchette et parcourt son habitacle d’un regard impatient. Les plaisirs de la retraite s’offraient à lui après deux années d’un travail éreintant dans la caste des musiciens. Il était plus jeune que la plupart des retraités – dix-neuf ans – et riche, car il avait mis de côté suffisamment de crédits calories-logement pour disposer de cette cabine particulière de deux mètres sur deux et d’une saveur à chaque repas. Il était également vigoureux ; il voyait encore très bien d’un œil et il possédait huit dents en bon état. Il lui restait encore quelque onze années à vivre, peut-être plus.