« ALERTE ! ALERTE ! »
Alors que Larry allait porter à sa bouche sa main cramoisie et ruisselante, il s’interrompit, irrité. « Allons bon ! Qu’est-ce que c’est ? » Les lumières ambrées de la Ceinture devinrent rouges. Le convoi gémit et la capsule fit une embardée. La main de Larry glissa sur le rebord du panneau. L’écoutille se referma, le coinçant par la taille, avec douceur mais fermeté. La Ceinture crachota, sa membrane linguale faussée.
« Zut ! À présent, je ne couperai pas à l’amende ! » dit Larry.
Le convoi fit une nouvelle embardée. Le capot retomba, libérant l’interrupteur. Larry sentit s’accentuer la pression du panneau. Il se débattit, essaya de s’en arracher, les doigts en sang. Son foie et son estomac comprimaient son diaphragme. Ses poumons se vidèrent de leur air et il s’aperçut qu’il ne pouvait plus aspirer. Sa Ceinture couina tandis que ses circuits étaient écrasés. Larry sentit sa langue et ses yeux se gonfler. Ses sens s’obscurcirent. L’écoutille se refermait peu à peu, pressant davantage sur son abdomen. Il ne restait plus qu’une fente étroite par laquelle le soleil éclairait ses mains flasques pendant au-dessus de la masse humide et mouvante de raisin. Le cliquetis des roues s’assourdit ; la fente se rétrécit encore. Obscurité.
La conscience lui revint. La douleur était moins forte. Il était toujours suspendu la tête en bas, comme une chauve-souris. Ses lèvres et ses paupières étaient boursouflées et engourdies. Sous ses mains, la cargaison de raisin gargouillait. Les vibrations en avaient fait sortir le jus ; c’était comme une nappe de sable mouvant parfumée dans laquelle il risquait de se noyer. Ses mains cherchèrent à tâtons l’écoutille afin de s’y raccrocher. Elle était complètement refermée ! Malgré lui, il claqua des dents tandis que ses doigts moites parcouraient le rebord du panneau. Pas d’interstice. Il se demanda si le soleil brillait toujours. Il ne sentait pas sa chaleur sur ses jambes ! Il ne sentait rien ! Aucun son ne filtrait par les parois épaisses de la capsule. Il tendit l’oreille, essaya de distinguer le cliquetis des roues. Rien. Rien que le glouglou de la cargaison.
« Ceinture ! » siffla-t-il entre ses dents. « Appelle une Médi-équipe. Je suis salement blessé. Ceinture ? Ceinture ? » Il palpa le cyber autour de sa taille ; il était écrasé, aplati. « La porte t’a tué ! » Ses doigts tremblants coururent sur son visage. « Et elle m’a tué aussi, » dit-il d’une voix blanche. « Elle m’a coupé en deux. Bon sang ! Quelle histoire stupide ! »
Ses doigts suivirent à nouveau le rebord du panneau, obstinément. Il n’arrivait pas à admettre la perte de son pelvis et de ses jambes ; il ferma très fort les yeux et éprouva les réactions de ses orteils. Son cerveau commanda à ses genoux de se plier, à ses pieds de bouger, à sa vessie d’uriner ; ils ne réagirent pas, ce n’étaient plus que des fantômes d’organes. Il n’avait plus que des souvenirs de jambes et la vague impression de pieds froids et irréels qui refusaient de lui obéir.
« Merde ! Merde ! Merde ! je suis mort ! » murmura-t-il.
Un obturateur sauta avec un bruit sec, interrompant ce panégyrique prématuré. Une lumière tremblota, cependant que les senseurs d’une cuve grinçaient en haut de leur support en spirale. Une ouverture apparut à l’autre bout de la capsule, à environ six mètres de lui. Elle était assez large pour permettre à un homme d’y passer le bras. Quelque chose s’agitait au-dehors, occultant à plusieurs reprises le rayon lumineux.
« Du secours ? » fit Larry, se demandant s’il avait trouvé le mot magique qui le sauverait.
« Il est vivant, » dit une voix lointaine.
— « Sortons-le de là, » dit une autre.
— « Non ! Attendez, s’il vous plaît. Si vous ouvrez la porte, je… » Sa voix mourut. Ses poumons comprimés ne pouvaient à la fois lui permettre de parler et de respirer. Il eut la vision de l’écoutille qui s’ouvrait, libérant son abdomen sectionné d’où se répandaient ses viscères et son sang, tandis qu’il tombait la tête la première dans l’épaisse bouillie violette à l’arôme prenant.
« Non ! »
Le panneau s’ouvrit brusquement. Il ne tomba pas. À la lueur de deux faisceaux lumineux émis par des maches, il vit les bras levés d’un robot blanc – la Médimache – telle une pieuvre secouriste armée de clamps, de pinces hémostatiques et de fils de suture, prête à endiguer tout écoulement éventuel. Mais ce fut inutile. Larry était suspendu à un enchevêtrement de circuits ; sa Ceinture écrasée formait une grosse pince, une agrafe géante qui maintenait fermé le ventre de Larry. La Médimache entreprit de poser des points de suture. On bourra la blessure d’épaisses compresses blanches avant de resserrer les fils. On enfonça dans les bras de Larry des aiguilles de fort calibre qui amenèrent des flexitubes jusqu’à ses vaisseaux sanguins. Bientôt, des fluides sédatifs et des nutriments se répandirent dans son système vasculaire, lui apportant une sensation de chaleur et de bien-être et calmant ses nerfs épuisés.
« Il tient. Nous pouvons le soulever et le placer sur le brancard. »
Le sourire désinvolte de Larry s’effaça lorsqu’ils l’attachèrent dans le berceau de toile sur le dos de la Médimache. Il découvrit qu’il n’était pas seul. À l’autre bout du berceau, il y avait une masse agitée de mouvements convulsifs et enveloppée dans un suaire. Le Méditech vérifia les tuyaux palpitants qui reliaient Larry au pupitre de maintenance vitale. Les mêmes tuyaux partaient du paquet. Le tech souleva le drap et un pied émergea, un pied qui gigotait dans une sandale tressée, le pied de Larry.
« Voilà, » fit le tech. « Il est au complet. Rentrons à la Clinique. »
Il y avait foule dans l’amphithéâtre. Des équipes de Transplantation, de cinq couleurs-codes différentes, fourmillaient autour des rangées de sièges, bavardant avec insouciance. Larry était au chaud dans un courant d’air laminaire. Une musique douce et une chimiothérapie le tranquillisaient.
« Débridement terminé. Au tour de l’équipe Ostéo. »
À la place de la vertèbre atteinte, on fixa une matrice faite d’une substance spongieuse et protéique qui contenait de la poussière d’os de Larry. L’équipe Vasculaire se mit à l’œuvre sans hâte puisque le pupitre oxygénait le demi-torse sectionné.
« "Est-il réveillé ? »
Larry grimaça, la bouche couverte d’un gros tube respiratoire encroûté. Le Métitech jeta un regard aux tracés de l’encéphalogramme.
— « On le dirait. »
— « Bien. Attention à l’embolie. Nous allons maintenant assembler les vaisseaux. Nous avons vérifié l’irrigation des artères, mais il peut y avoir encore des caillots dans les grosses veines des jambes. Allons-y. »
Saveurs. Un mauvais goût dans sa bouche prévint Larry que ses jambes renvoyaient mal le sang. Quelque chose ne fonctionnait plus et laissait fuir des substances nocives, enzymes et myoglobine. Au bout d’un moment, cette saveur nouvelle disparut. Un membre de l’équipe Ostéo testa le niveau d’oxyhémoglobine dans la greffe. Satisfait, il retourna s’asseoir. Quelqu’un, dans la rangée du fond, commença à faire passer à la ronde sandwiches, sucreries et boissons.
« Métrage perdu, trois. Malabsorption peu probable, » dit le capitaine de l’équipe Intestino en examinant les boucles des boyaux de Larry à travers les sacs transparents où ils baignaient dans des fluides de rinçage. « Le caecum et l’extrémité de l’iléon manquent, ainsi que le côlon gauche, en grande partie. Mais je pense que nous arriverons à boucher les trous. »
Les réparations se poursuivirent, et Larry s’assoupit plusieurs fois. La plupart des visages qu’il contemplait étaient détendus, optimistes, affichant une attitude presque cavalière envers leur travail. Les seuls regards soucieux qu’il rencontra étaient ceux des membres des équipes Neuro et Néphro.