« Bienvenue à l’état éveillé, gentil Citoyen ! » gloussa joyeusement le Distributeur. « Aujourd’hui, ta part de calories est supérieure à la ration de base. Ce que nous montre l’écran me paraît très prometteur. Choisis deux saveurs et rafraîchis-toi pendant qu’on te prépare un repas gastronomique. Deux saveurs superbes pour cette journée superbe ! »
— « Deux saveurs ? » murmura le Batteur, indécis. « Rose et vert ? »
— « Ce ne sont pas des saveurs, mais des catégories. Quel rose ? Quel vert ? »
Les Citoyens, habitués à un régime frugal, étaient souvent ignorants en matière de friandises. Le Batteur avait investi une grosse part de ses revenus dans des crédits-retraite. Il avait maintenant des scrupules à changer ses habitudes alimentaires.
— « Je vais commencer par le rose numéro un et le vert numéro un. J’essaierai toutes les saveurs comprises au menu, l’une après l’autre, » dit-il, en feignant l’enthousiasme.
Quand il sortit du rafraîchisseur, il trouva sept paquets dans le réceptacle – des sortes de sacs mous contenant la pâte comprimée : cinq gris, un rose et un vert.
— « Délecte-toi de ces saveurs, » dit le Distributeur. Tout en fredonnant un air guilleret, le Batteur sortit ses ustensiles du placard et disposa cérémonieusement le pseudo-consommé, le pseudo-soufflé et le pseudo-parfait de la fourmilière : liquides, pâtes et pudding. Aucune denrée périssable, rien que des aliments à conservation illimitée. Le Distributeur sélectionna un spectacle audio-visuel composé de figures géométriques animées et de sons propres à tranquilliser les neurones subcorticaux durant le repas. Le Batteur mordit une grosse bouchée de pâte verte et éprouva le choc d’une saveur acerbe – d’une couleur plutôt que d’une saveur, qui disparut rapidement et fit place à la fadeur de la bouillie habituelle. Il se rembrunit, l’appétit coupé. Étaient-ce là les plaisirs de la retraite ?
Le Distributeur décela son irritation grandissante et changea de canal. Les ondes sonores s’infléchirent et vinrent chatouiller son organe de Corti, mais les courbes bio-électriques du Batteur continuèrent d’indiquer : bonheur, négatif.
« Tu dois être encore fatigué par ton travail, » diagnostiqua le Distributeur. La lumière se tamisa. « Un petit somme te fera du bien. Étends-toi, s’il te plaît. » Le programme sonore changea, des bois et des instruments à corde se firent entendre. La couchette du Batteur se mit à vibrer.
Le Batteur se réveilla dans une synthéfumée suffocante et le bruit métallique du triangle d’un fourgon à bestiaux. Sur l’écran, il vit une vieille photo historique : des collines vertes et ondulées que des spécimens de la faune parsemaient de taches carrées, des artefacts très simples en bois – une hutte, une palissade, des outils et, par-dessus, un ciel d’un bleu éclatant. Il se redressa, détendu et souriant. Cette nouvelle odeur était effectivement stimulante. De tels régals olfactifs étaient rares. Il se précipita vers le Distributeur mais ne découvrit dans le réceptacle que trois sandwichs cylindriques gris et mous. Il se renfrogna.
« Il y en a un parfumé au bacon, » dit le Distributeur d’un ton engageant.
Le Batteur se força à sourire en prenant le sandwich, une pâte doucette, avec ça et là quelques rares particules croustillantes. La saveur était celle de la graisse brûlée, et pouvait difficilement passer pour une friandise. Il haussa les épaules et fourra les deux autres bâtonnets dans sa trousse.
« Où comptes-tu aller ? »
— « Rendre visite au Grand Maître Ode, faire une partie avec lui pour essayer à nouveau ma Défense Accélérée en Dragon. »
— « Navré de te contrarier, mais la densité du trafic est de trois virgule deux sur la spirale et de quatre virgule un dans le métro. L’heure de pointe. Je te conseille d’attendre la « pause-relais » pour ton voyage Récré. »
Le Batteur se rassit lentement, il était arthritique. Il avait perdu son droit de priorité dans les transports en même temps que son travail, et devait rester confiné dans son habitacle dès que la densité dépassait deux Citoyens par mètre carré dans les artères de la fourmilière. Écœuré, il appela Ode sur l’écran. « As-tu le temps de faire une partie ? » interrogea-t-il en déroulant son échiquier.
L’image d’Ode tremblotait et sautait ; c’était un Citoyen plus vieux mais plus ferme que le Batteur : indice de coloration plus élevé sur son crâne chauve, vue toujours bonne. Il ne fit aucun commentaire sur les manières brusques du Batteur, car il comprenait le trauma infligé par la mise à la retraite.
« Je joue le pion à 4-R, » dit Ode.
Le Batteur étudia tranquillement le tablier, encore un peu irrité. Le pion en face du roi de droite avait bougé de deux cases. Il riposta par la Défense Sicilienne, en déplaçant son pion usé. Le « dragon » prit forme ; Ode utilisait la tactique Maroczy, et réussit à assiéger la reine avec son fou et son cavalier. Le Batteur dut échanger les cavaliers pour se dégager. Il joua maladroitement jusqu’à ce que, au milieu de la partie, la tension balaye son abattement. Il se jeta dans la bataille avec le cavalier qui lui restait. Les tours se heurtèrent avec fracas ; le survivant fut pris en fourchette. Un roi inquiet se démena derrière sa tour jusqu’à ce que deux fous viennent mettre fin à son règne. En cet instant, le jeu prenait plus d’importance que la vie.
Le matin suivant, le Batteur se réveilla un tantinet plus philosophe. Il était prêt à accepter sa nouvelle condition pour ce qu’elle était réellement, mais le Distributeur avait d’autres projets.
« Montre-moi donc le métro embouteillé, » dit le Batteur en souriant. « Je veux savourer le calme de ma cabine. »
L’écran resta blanc : en attente.
Le sourire du Batteur s’enfuit.
« Quelle est la densité aujourd’hui ? Trois ? Quatre ? »
Une femme sèche apparut sur l’écran. Son air compétent déplut au Batteur. Les lèvres minces détonnaient avec la blouse voyante.
« Recertification, » annonça-t-elle avec son sourire plaqué sur son visage.
Le Batteur ouvrit la bouche et la referma, sans un mot.
« La Société Terrestre est un peu à court de calories, » poursuivit-elle. « Le niveau d’eau a baissé et la récolte s’en ressent. Nous devons restreindre le nombre des consommateurs – la population animée – en limitant la durée de vie. Veuillez s’il vous plaît voter pour les Citoyens avec qui vous souhaitez partager l’an prochain. Dépêchez-vous, maintenant. Vos amis ont besoin de votre suffrage pour éviter d’être mis en Suspension Temporaire. Rappelez-vous cependant que vous n’avez pas le droit de voter pour vous-même ou ceux de votre clone. Il est défendu de favoriser ses consanguins. »
Le Batteur eut un sourire inquiet. Il avait déjà fait cela autrefois, quand il était protégé par sa caste. À cette époque, il donnait sa voix à son chef d’orchestre préféré et à diverses assistantes-Vénus qui lui plaisaient. Aujourd’hui, il se préoccupait davantage des organes vitaux de son habitacle : conduits d’aération et plomberie.