« Je vote pour le Bricoleur qui entretient mon rafraîchisseur, le technicien du Conduit qui s’occupe de cette partie de la Cité et le Grand Maître Ode. »
Des figures géométriques dansèrent sur l’écran tandis qu’on procédait au scrutin. La femme aux lèvres minces réapparut le temps d’annoncer : « Vous n’avez pas recueilli les trois voix nécessaires ; vous allez être placé en Suspension Temporaire. »
Le Batteur contempla avec ahurissement l’ordre de Suspension qui sortait de l’imprimante.
— « Mais je suis retraité ! » protesta-t-il. « Mes crédits calories-logement sont payés pour le reste de ma vie ! »
L’écran demeura vide. Ce fut la voix mécanique du Distributeur qui répondit à ses prières. « La Recertification n’a rien à voir avec la fortune. Pour le Droit à la Vie, l’Amour est le seul critère. L’Amour seul peut donner la vie. »
— « Ma rente… »
— « Tes crédits calories-logement resteront à ton nom durant ta Suspension. Lorsque les récoltes seront meilleures, tu seras réanimé et tu pourras recommencer à consommer comme avant. Dépêche-toi. Tu dois te présenter tout de suite à la Clinique. L’air que tu respires appartient à quelqu’un d’autre.
Le panneau disait : « Suspension Volontaire à gauche, Suspension Temporaire à droite. » Le Batteur prit place dans la file de droite, avec les riches mal-aimés de tous âges. La file de gauche était celle des candidats à la Suspension Volontaire : des Citoyens d’âge mûr, malades, espérant survivre assez longtemps à la Suspension pour se réveiller à l’Âge d’Or où on pourrait guérir leurs infirmités. Le Batteur frémit, conscient du peu d’espoirs que laissaient les statistiques de S.V.
Le Grand Maître Ode vint se ranger derrière lui.
« Toi non plus, tu n’as pas eu assez de voix ? »
Le Batteur secoua la tête et dit amèrement : « Pourquoi ne se contentent-ils pas de diminuer la natalité en période de restrictions ? Ce serait beaucoup moins traumatisant. »
Ode fit un signe de dénégation. « La demande en main-d’œuvre est telle qu’elle protège tous les embryons à terme. Si aucun Bricoleur n’était né aujourd’hui, la fourmilière en pâtirait dans une dizaine d’années : il n’y aurait pas de travailleurs formés pour cette tâche. Bien sûr, si la demande diminuait, les embryons ne seraient pas plus protégés que n’importe qui. »
Un recruteur de main-d’œuvre passait entre les rangs, en braillant : « Retrouvez une situation qui vous protégera de la Suspension ! Travaillez en dehors de votre caste. Nous vous offrons diverses situations intéressantes. Inscrivez-vous dès maintenant. »
Le Batteur ricana : « Ce qu’il veut dire en réalité, c’est : travaillez en dessous de votre caste. »
Ode haussa les épaules. « Au moins, on ne serait pas congelés. »
— « Mais nous avons accompli notre part de travail. Et la Suspension Temporaire, ce n’est pas si mal que ça. C’est un peu comme si on allait dormir : il y a peu de dangers que les tissus se détériorent. Quand les choses iront mieux, nous nous réveillerons et reprendrons notre vie de retraités là où elle s’était interrompue. »
— « … Et si les choses ne s’arrangent pas ? » questionna Ode, en laissant sa phrase en suspension.
Les deux vieux Citoyens se dévisagèrent pendant un bon moment, puis Ode entraîna le Batteur hors de la file et fit signe au recruteur : « Voici deux volontaires. »
Un optique situé au plafond enregistra la délivrance de deux cartes de travail : Service des Égouts, ce qui voulait dire travailler dans l’humidité et l’obscurité. Leur nouveau statut leur permit d’être inscrits au nombre de la population animée et le C.U. – l’ordinateur de Classe Un qui tenait les livres de la Société Terrestre – leur confirma le sursis de leur congélation.
« Service des Égouts, » grommela le Batteur. « C’est la fin de tout ! »
La formation des recyclés était très rapide : une courte visite des égouts. « Les eaux d’égout constituent un sous-produit dont la valeur n’est pas à négliger, » débitait le guide. « Les vidanges fermentées sont une source de substrat bactérien et représentent la matière première du Synth. L’effluent est, fondamentalement, de l’eau. Suivant le degré de désinfection, il peut devenir eau potable ou eau d’irrigation. »
Ils se trouvaient sur une passerelle de visite près d’un Séparateur. Les mots se noyaient dans le bruit d’une chute d’eau d’où montaient des vapeurs. Des caillots d’écume jaune et chaude flottaient dans cette brume. Au bout d’un labyrinthe de conduits aux multiples couleurs-codes, ils arrivèrent dans une cabine vitrée et paisible, pleine de sélecteurs et de valves de commande.
« C’est d’ici que nous dirigeons les nutriments vers nos tours à plancton des Jardins. Seulement… nous n’avons plus de plancton. L’épuisement génétique a tari nos cultures. »
Ode regarda l’intérieur du conduit transparent. Un mince ruban blanc occupait la cavité emplie de fluide. « Qu’y a-t-il, là-dedans ? »
Le guide sourit et répondit fièrement : « Ceci est notre Planimal Syncytial, fabriqué par nos généticiens dans le but de nous procurer à la fois des protéines animales et végétales. Sous l’effet de la lumière, les chloroplastes s’activent. Il possède aussi des cellules initiales de muscle et de germe qui nous donnent du fer et des graisses. À maturité, c’est un ruban vert bien gras qui se divise en tronçons d’une bouchée qu’on peut faire frire, sécher, ou manger frais avec une sauce chaude. »
Ode sourit. « Les généticiens ont fabriqué une nourriture idéale ! Elle se nourrit de l’eau des égouts et nous nous en nourrissons à notre tour. Il doit y avoir des techniciens particulièrement doués qui travaillent sur les Filandières à Gènes, dans les Bio Labos. »
Le guide fronça les sourcils. « Ce n’était pas tellement difficile. Ils ont simplement pris des noyaux de cellules de ténias et y ont ajouté les codons d’ADN nécessaires aux chloroplastes. Certains sont devenus du Planimal Syncytial, d’autres sont restés des ténias. »
— « Des ténias ! » s’exclama le Batteur.
— « Bien sûr, » fit Ode avec un large sourire forcé. « Les ténias se trouvant déjà en abondance dans les excréments, il n’y avait qu’un petit pas à franchir pour en arriver aux eaux d’égout. Pour ce qui est de les manger… eh bien, nous devons raccourcir au maximum le cycle du nitrogène. »
Le Batteur marmonna : « Mais nous sommes les parasites d’un parasite ! »
— « Tu n’as pas le sens de l’humour, » dit Ode.
La visite se poursuivit au long des conduits suintants. Les deux vieux Citoyens, fatigués, firent de fréquentes haltes pour se reposer et se désaltérer. « Ici, la vidange est transformée par digestion en méthane, bioxyde de carbone et eau. Le résidu est réduit en granulés et recyclé. Vous commencez le travail dans un quart d’heure. Suivez les flèches ! »
« Bienvenue, stagiaires, » les salua l’Égoutmache à leur entrée dans la salle des commandes à l’atmosphère moite. Des images s’animaient sur les murs : des organigrammes indiquant le débit, le niveau de l’eau et de la vase et la vitesse d’écoulement.
Le Batteur chercha un siège et s’assit avec lenteur. « Quels sont les postes disponibles ? J’ai de bonnes connaissances musicales. Ode est Grand Maître… »
— « Équipe de fond, » fit sèchement l’Égoutmache. « Vous êtes déjà en retard. Vous trouverez vos bottes et vos pelles de l’autre côté de ce panneau, sur le palier. Prenez les plus petites, celles qui portent l’inscription « Citoyens en recyclage ». Votre journée de travail s’achève à deux mille cents heures. »