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— « Mais notre formation ne… » protesta le Batteur.

Ode lui toucha le bras. « Prenons ce travail. Nous en avons besoin. »

— « Vous porterez ces ceintures et ces casques télémétreurs afin que je puisse garder un œil sur vous dans les Conduits, » leur commanda la mache.

Le canot rouge de Furlong, habilement manœuvré, fendait les eaux stagnantes en direction du ponton. Son visage, qui semblait passé au papier-émeri, prit une expression menaçante tandis qu’il vociférait : « Stagiaires ! Servez-vous de ces pelles, et du nerf ! Je veux que cette eau s’écoule. Faites-moi descendre le niveau de trente centimètres au moins, sinon votre journée n’est pas près de se terminer. Allez, remuez-vous ! »

Ode et le Batteur se mirent à pelleter avec ardeur, rejetant plus d’eau que de vase. Cette activité réchauffa leurs muscles et dérouilla leurs articulations. N’étant que stagiaires, ils ne possédaient pas l’ossature plus forte des égoutiers professionnels, génétiquement sélectionnés en vue de ce travail. Leurs pelles étaient donc plus petites, mais ils faisaient plus d’heures que les autres.

Furlong regagna la salle des commandes afin de contrôler la vitesse d’écoulement. Elle était très faible. Sans la drague, la vase s’accumulait à une allure effrayante en dépit de leurs vigoureux efforts manuels. Le système d’écoulement de la fourmilière menaçait de se bloquer. Furlong se faisait d’autant plus de souci que la main-d’œuvre qu’on lui fournissait à présent était constituée davantage de Citoyens en recyclage que de professionnels.

« Comment s’en tirent-ils, les nouveaux ? » questionna-t-il.

— « Comme c’était à prévoir, ils ont ralenti le rythme après votre départ. Leurs corps sont encore faibles et mous. Ils ne déplacent pas beaucoup de vase. Espérons que ce qu’ils récolteront dans l’égout paiera les frais de nourriture et de logement durant leur stage. Nous ne pouvons pas employer d’improductifs. »

— « Ils feront leur part. J’y veillerai, » dit Furlong.

Ode et le Batteur pataugeaient dans le conduit de neuf mètres de diamètre, guidés par l’étrange bioluminescence du mycélium Panus stipticus qui poussait dans la fange et grimpait sur les murs. L’Égoutmache transmettait à leur Ceinture un faisceau lumineux.

« Il y a un barrage ici. Creusez ! » ordonna la Ceinture du Batteur.

Ils s’arrêtèrent et attaquèrent avec leurs pelles le barrage de vase. Un pinceau de lumière se fixa sur une limace cornue grande comme le pied d’Ode.

« Ramasse-la, » dit sa Ceinture.

Ode la cueillit avec précaution du bout de sa pelle.

— « Qu’est-ce que c’est ? »

— « Une limace d’égout ; un gastéropode. Savorisées. »

— « Ça se mange ? »

— « Excellente denrée périssable et savorisée, » expliqua sa Ceinture. « La " gratte " de l’équipe de Fond. Mets-la dans le seau accroché à ta ceinture. »

Tandis qu’ils progressaient lentement le long du conduit, leurs Ceintures leur signalèrent d’autres morceaux de choix : des champignons velus en forme de boules, des pois de limon, des vers et des larves croquantes. L’air se chargea d’une odeur saumâtre lorsqu’ils approchèrent du bassin de déversement. Des photobactéries marines scintillaient d’un éclat bleu-vert sous leurs pas.

« N’allez pas sur le delta, » avertirent les Ceintures.

« Le sol est trop mou et s’effondre rapidement. Votre travail prend fin ici. L’écoutille de sortie se trouve là-bas, près du mur de gauche, sous la lumière orange. »

Ce furent deux vieux Citoyens en recyclage bien las qui gravirent l’échelle de service qui conduisait aux bâtiments ; ils retrouvèrent les lumières vives et l’air sec et chaud. Le Batteur retira ses bottes, d’où se déversa un flot brun d’eau et de vase. Ses pieds étaient blancs et tout ridés. Il se pencha pour examiner avec attention ses orteils engourdis par le froid.

Ode triait le contenu des seaux. Une larve se sauva, ses poils raides lui servant d’avirons.

« À combien se monte la dîme ? »

— « Cinquante pour cent, » dit la Ceinture. « Mets-en la moitié dans le conduit à savorisées, pour le Synthé. Partage également les fluides et le limon. »

Il paya la dîme et se rassit cependant que plusieurs professionnels leur démontraient qu’une poignée de créatures vivantes donnaient une tout autre dimension au pseudo-consommé.

« J’appelle ça ma bouillabaisse d’égout, » dit le Néchiffe qui maniait la cuillère. « Il faut remuer avec soin. Ne coupez pas les petites créatures. Gardez-les intactes, comme ça vous saurez exactement ce que vous êtes en train de manger. »

Le Batteur grogna et frappa le sol avec sa botte.

— « Qu’y a-t-il ? »

— « Un auto-stoppeur. Un insecte qui s’était fourré entre mes orteils. Il m’a mordu. »

Ode alla regarder sous la botte. Une tache indéfinissable jaune-rouge resta collée au sol tandis qu’un enchevêtrement de pattes venait avec le talon de la botte.

« Le rouge, c’est mon sang ! » fit le Batteur d’un ton plaintif.

— « Ton orteil a un vilain aspect. Il est noir et enflé. As-tu vu quelle sorte d’insecte c’était avant de l’écraser ? »

— « Une bestiole avec un tas de pattes, » dit le Batteur en haussant les épaules. « Pourquoi ? »

— « On dirait une nymphe, à la façon dont ça a éclaté : très peu de chitine. Certaines peuvent être dangereuses ; leur venin peut être toxique, elles peuvent transmettre des maladies, ou bien leurs mandibules peuvent rester enfoncées dans la chair. Tu ferais bien de descendre avec ça au Bio pour qu’on l’identifie. Et, en revenant, arrête-toi devant une Médimache pour voir si la morsure nécessite un traitement. »

Ode enveloppa l’insecte écrasé dans une serviette humide qu’il lui tendit lorsqu’il sortit à cloche-pied du rafraîcnisseur pour se rhabiller. Le Batteur se dirigea vers la sortie tout en grommelant.

« Nous te gardons ta part de bouillabaisse au chaud, » lui crièrent les autres.

Le Bio Labo, naguère spacieux, n’offrait plus qu’un espace restreint et encombré. Toutes les salles que traversa le Batteur n’étaient qu’un immense fouillis : cartons de rangement avachis, instruments cassés, épaves de maches archaïques et irréparables, puisque la fourmilière était démunie de spécialistes en la matière.

« Quelqu’un ? » appela-t-il.

— « Ici, au fond, » répondit une voix frémissante.

Wandee la non-polarisée était penchée sur ses cuves bouillonnantes. Le Batteur s’avança en boitillant et regarda par-dessus son épaule. Elle enfonça sa sonde optique dans le liquide vert écumeux et projeta des images sur un écran : des taches amorphes.

« Des algues ? » hasarda-t-il.

— « Non, » répondit-elle en souriant. « Un flagellé ; seulement, il n’a pas de flagelles. Ma Filandière à crènes a enfin identifié les codons flagellaires et élaboré l’ADN de cette créature en les supprimant. »

— « Des gènes synthétiques… merveilleux ! »

— « Pas vraiment, » dit Wandee, se redressant et s’essuyant les mains. « Nous avons pu travailler sur un flagellé vivant. Nous avons établi le schéma ADN de diatomées d’eau douce et d’algues, pour tenter de recréer une faune et une flore marines. Si nous pouvions rétablir la chaîne alimentaire océanique, le niveau de vie de la fourmilière s’en trouverait considérablement amélioré. »