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— « N’importe quoi ? »

— « N’importe quoi ayant besoin d’oxygène. Pourquoi ? Oh ! la literie !… » Les deux Néchiffes sortirent de la salle des commandes en pinçant les lèvres. Ils roulèrent leur literie et la transportèrent sur le ponton. Les lumières de l’égout avaient perdu leur couleur orangée et leurs yeux commencèrent à larmoyer. « Vous feriez mieux de mettre vos masques, » dit le cybercanot. Ils chargèrent leur matériel de couchage et posèrent sur leur visage un masque volumineux. Le canot obéit à leurs instructions, et fit des embardées dans l’écume, ses senseurs en alerte. Des îles flottantes de mousse visqueuse s’amoncelaient sous la proue, puis se fendaient et s’éparpillaient en fragments désordonnés.

« Je commence à voir des lumières vertes. Les choses ne doivent pas être si mal, pourtant : je viens de voir passer un rat. » Le Batteur se tenait à l’avant du canot et scrutait avec intérêt l’eau éclairée par le faisceau lumineux. « Regarde ce pauvre diable ! Sans doute tué par les gaz. Les rats en ont déjà mangé la moitié. »

Le Batteur déglutit avec force. Sa visière s’embua. Le corps qui flottait non loin de lui n’avait plus de jambes. Il dérivait sur le dos et les dévisageait de ses yeux grands ouverts.

« Trente-sept degrés d’après nos analyseurs. Il n’est pas mort depuis longtemps. »

— « Espérons que nos masques fonctionneront bien aujourd’hui. »

— « Le signal de danger du canot vient de s’allumer.

Nous sommes en plein dans les gaz toxiques. Regarde tous ces rats morts. Je pense que nous pouvons déposer notre matériel de couchage à n’importe quel endroit. »

Le petit bateau ralentit et s’arrêta en cahotant dans un delta boueux. Son projecteur parcourut le mur. Ode ramassa les ballots de literie.

« Voici le panneau de sortie. D’après les relevés du chromatographe, l’air ambiant devrait stériliser n’importe quoi. »

Us franchirent l’écoutille et étendirent leurs couvertures et leurs oreillers sur le sol sec du corridor. Le Batteur considéra avec attention le tas d’insectes sous la lumière. Rien ne bougeait.

« Ça va être agréable de passer une nuit paisible, pour changer, » dit Ode en souriant. « Aucune de ces maudites petites vermines ne peut survivre dans cette atmosphère. »

Le Batteur se tourna brusquement vers la Porte. « Nous ne survivrons pas non plus si ces masques sont défectueux. Je sens déjà trop les gaz. Retournons en arrière. »

Le bateau les salua en clignant du phare.

« Je n’avais pas encore remarqué ces empreintes de pas. Des traces de pieds nus, et elles vont droit dans l’eau, » dit le Batteur, « Qui marche pieds nus dans l’égout ? »

— « Les Entre-les-Murs, les fuyards. Les gaz les ont fait sortir. Vois-tu quelque chose dans l’eau ? »

Ils remontèrent le courant dans leur canot, dont les senseurs cherchaient d’éventuels cadavres.

« Rien, » fit le Batteur, qui observait l’écran. « Où sont-ils passés ? »

— « Ils se sont probablement noyés. Même s’ils avaient quelque chose pour les aider à flotter, il y a l’écume. On a vite fait de suffoquer si on s’enfonce dans ce truc-là. Les gaz toxiques ne sont qu’un péril supplémentaire. »

De petites choses pâles et duveteuses churent en pluie sur eux.

« De la neige ? »

— « Seulement des insectes morts. Nous sommes toujours dans la zone dangereuse. »

Ce soir-là, des sirènes interrompirent leur repas. La lampe signalant une Activité Non Autorisée se mit à clignoter. Une brigade de la Sûreté passa au petit trot devant le réfectoire.

« Qu’est-ce que c’est ? » interrogea Ode.

Le Batteur jeta un regard par la porte. « Je n’en sais rien, mais ils se rendent à notre ponton. Je crois que je vais aller voir ce qui se passe. »

Ode s’essuya la bouche et le suivit.

— « Fais attention. N’oublie pas que c’est un boulot qui concerne la Sûreté. »

Le Batteur ramassa sa pelle et la mania, pour voir. Le ponton était faiblement éclairé. L’Égoutmache avait dérivé la plus grande partie de l’énergie pour scruter les circuits le long du conduit. Ils virent de la brume, et des fils de mycélium qui luisaient au loin. Les hommes de la Brigade de Sûreté avaient enfilé des bottes et avançaient à présent à pas prudents dans la fange du delta. Sans un mot, ils s’enfoncèrent lourdement dans l’obscurité. Intrigués, Ode et le Batteur restèrent plantés là un bon moment. Puis le Batteur haussa les épaules et s’apprêta à partir. Son pied heurta un enchevêtrement de fils électriques et de planches. Les circuits avaient un aspect familier : ils provenaient du canot.

« Quelqu’un a pris notre bateau, » dit le Batteur en entrant dans la salle des commandes. « Les senseurs du conduit peuvent-ils le repérer ? » Les recherches se traduisirent par une série d’images infra-rouges sur l’écran, mais, comme sur un damier, toutes les autres cases étaient blanches.

« La plupart de mes lecteurs sont obscurcis, » dit l’Égoutmache. « Mes détecteurs de masse ont repéré une quantité d’ordures flottant dans l’eau, mais aucune trace de bateau jusqu’à présent. »

— « Et les capteurs sonores ? »

— « Rien. »

— « Bon, appelle-nous si tu découvres quoi que ce soit. »

Les deux hommes retournèrent à leur repas. Quand la Brigade de Sûreté revint, tous ses membres laissaient derrière eux des traces noires et une odeur rance. Les Égoutiers leur offrirent des boissons chaudes en échange d’informations. « Ça me déplaît bougrement qu’ils nous aient échappé, » dit le chef de Brigade. « Nous allons essayer de les rattraper en aval de la Cité voisine. »

— « Pas de canot, » dit Ode. « Je suppose que ça signifie que nous avons perdu notre matériel de couchage. »

— « À moins que… » suggéra le Batteur, « à moins que nous ne prenions le métro jusqu’à cette cité. »

Ils étudièrent le plan du métro. Le voyage de ceinture prendrait des heures, et il leur serait presque impossible de conserver leur literie dans la cohue des voyageurs. Ensemble, ils secouèrent la tête.

— « Non, je ne crois pas, » fit le Batteur. « Ce serait plus économique de racheter du matériel neuf. »

Ode acquiesça ; c’était plus raisonnable en effet.

Chapitre cinq

Abcès et parasites

Des vagues chaudes roulaient leur flot gris ardoise à travers des archipels tropicaux et nus, parcouraient des milliers de kilomètres dans des mers stériles et silencieuses et venaient se briser, dans un bruit de tonnerre, contre les falaises obliques et fissurées du Secteur Orange. Les couches calcaires, érodées par le martèlement continu, livraient leurs souvenirs les plus anciens, Xyne grex et Ganolytes cameo. Arrachés aux falaises, ces fragiles vestiges calcaires du Miocène, fossiles d’harengs et d’aloses, étaient lentement effacés par les vagues, exhumés, puis effacés sans cérémonie, sans témoin, par un océan désolé, sous des cieux vides. Des molécules vieilles de vingt millions d’années, assemblées pour constituer des téléostéens, se dispersaient maintenant, dans cette ère où il n’y avait plus de téléostéens. Des innombrables mégafossiles emmagasinés dans l’écorce terrestre, il n’en restait qu’une poignée. Aujourd’hui, un spécimen survivant de la mégafaune remontait, dans un tourbillon d’eau salée, parmi ces vestiges de harengs et d’aloses.