Les naseaux dilatés, Opale la Grande fit surface, renifla, et chevaucha les brisants qui couraient en chuintant vers les bas fonds. Elle barbota jusqu’à ce qu’une nouvelle vague la porte sur des rochers lisses. Ses doigts et ses orteils puissants s’agrippèrent à leur surface visqueuse. Elle grimpa sur un gros rocher sec et encroûté de sel, et leva les yeux vers les falaises. Une bouche noire et menaçante rompait la ligne du rivage : l’arche du déversoir de l’égout, large d’une centaine de mètres. La laisse de haute mer autour du déversoir était jonchée de débris flottants apportés par l’effluent, des matières organiques à l’aspect fongueux en provenance des centaines de cybercités qui alimentaient le déversoir. Parmi ces fragments informes se trouvait parfois un corps boursouflé et mangé par les vers : des Citoyens bannis de la fourmilière, des inutiles rejetés par la Société Terrestre.
L’ombre d’Opale s’étira cependant que le soleil se couchait à l’horizon, à l’ouest. Elle se retourna pour faire face au disque orange et chaleureux. Une barre horizontale couleur d’or se forma à l’endroit où l’astre s’était enfoncé dans la mer. Puis elle fut submergée. Opale marchait avec précaution. Ses « jambes terrestres » étaient lentes à s’adapter au sable ferme aux grains épais. Entre les vagues, elle avança rapidement vers le rivage. Son pied mal assuré heurta un crâne, qui roula bruyamment à travers les rochers et s’arrêta enfin en souriant de sa bouche édentée. Elle le ramassa. Son dégoût pour les créatures de la fourmilière ne s’étendait pas à leurs restes. Elle porta la fragile relique blanche jusqu’à la falaise et la plaça au milieu d’autres ossements sauvés des flots irrévérencieux. Il y en avait toute une rangée qui la fixaient de leurs orbites vides et décolorées. Tous avaient de petites mâchoires et étaient aussi minces que du papier. Elle pensait à eux comme à des enfants, bien qu’il fût manifeste que c’était l’âge qui les avait ainsi amenuisés et édentés. Les lueurs du crépuscule s’évanouirent. Elle commença prudemment son ascension vers les jardins.
À cent cinquante kilomètres en amont du déversoir, les conduits de l’égout éructaient avec un bruit pneumatique les gaz morts de la Cité : indol, scatol, méthane, ozone et oxyde de carbone. Partout où s’infiltraient ces vapeurs toxiques, la faune de l’égout périssait. Des carcasses bouffies et recouvertes de limon dérivaient au fil de l’eau, pareilles à des radeaux, leurs yeux exorbités et hémorragiques ouverts sur les ténèbres où les insectes morts tombaient comme des flocons de neige. Les capteurs sonores, là-haut sur le plafond voûté – les senseurs de ligne de l’Égoutmache – saisissaient parfois une plainte. Les optiques pivotaient sur eux-mêmes mais ne distinguaient rien à une distance comprise entre quatre cents et sept cents nano-mètres. L’obscurité.
« Revenez ! » appela la mache.
« Chut ! » murmura le gros Har. « Les murs ont des oreilles. »
Leur canot moucheté de moisissure dérivait sur le côté, car sa proue était coincée dans un amas de débris indéfinissables. Larry le semi-humain était dans le fond du bateau et chassait les mouches. Ni les ténèbres ni les échos ne leur fournissaient aucune indication. Seul le mycélium aérien qui balayait la membrure humide de l’embarcation et s’accrochait à leurs cheveux soulignait leur progression. Des essaims de grosses mouches obstinées et voraces planaient au-dessus d’eux. Leur dos douloureux était boursouflé d’abcès cutanés qui renfermaient des larves de mouches en pleine croissance.
« Bon Dieu ! ça me démange de plus en plus ! » gémit Larry. « Ils doivent être mûrs ! » Il frotta de la main son dos couvert de squames et de protubérances, ouvrant les cloques remplies de pus et s’emparant des asticots poilus qui se tortillaient en sortant des abcès. « Bon Dieu ! » Il frotta de plus belle les croûtes épaisses, mélange de corps, d’ailes et de pattes de nymphes et de squames.
Le gros Har l’écoutait avec tristesse. La voix irascible de Larry s’était adoucie depuis l’invasion des larves. Des centaines de trajets fistuleux et purulents étaient la cause de cet affaiblissement ; les petites créatures en développement émigraient de l’endroit de la morsure vers son dos, où elles se métamorphosaient. Sa peau, ses muscles et ses poumons étaient criblés d’abcès.
« Tiens bon, Larry, » chuchota Har. « L’océan ne peut plus être très loin, maintenant. Sens-tu cette odeur salée ? »
Salée ? Larry se traîna jusqu’au bord du canot et trempa sa main dans la vidange que couvrait une écume consistante et granuleuse. Il remua l’eau, jusqu’à ce que sa paume soit remplie d’un liquide moins chargé en particules. Il en baigna son dos. La morsure du sel atténua un peu la démangeaison insupportable et lui procura un certain soulagement.
Furlong, le chef d’équipe, étudiait les diagrammes muraux de l’Égoutmache. « Nous avons repéré le canot volé. Sa vitesse est d’environ le tiers de celle de l’effluent. Il dérive. Où est l’intercepteur que j’ai demandé ? »
Les autres membres de l’équipe s’agitèrent. « Ode et le Batteur sont allés eux-mêmes porter le formulaire ce matin. Ils devraient être de retour, maintenant. »
L’Égoutmache se connecta aux circuits de Surveillance et découvrit les deux hommes. Ils étaient à la Récupération, en train de regarder un tas de ferraille.
« Que faites-vous là ? » demanda Furlong sèchement.
Ode se tourna timidement vers l’écran.
— « Il n’y a pas de bateau-intercepteur disponible. On nous a envoyés ici pour voir si nous pourrions trouver une mache mobile capable d’effectuer le travail à notre place. »
— « Et… ? »
Ode brandit une sorte de pelle : Trilobite Ferreux, dont les lampes dorsales clignotaient amicalement.
— « Qu’est-ce que c’est que ça ? » interrogea Furlong.
— « Une Servomache qu’on nous a affectée pour nous aider à retrouver le canot. J’aimerais la garder pour les patrouilles régulières. Elle a l’air très vive, au contraire de la plupart de nos senseurs de ligne. »
— « Est-ce qu’elle parle ? »
Trilobite répondit succintement : « Certainement. Je suis équipé des fonctions O.L.A. courantes : optiques, linguales et auditives. Je ne suis pas pourvu de la fonction graphique, mais je m’adapte très bien à une autre mache. Mes convertisseurs d’images sont… »
— « Très bien, » coupa Furlong. « L’Égoutmache se chargera de la fonction graphique tant que tu seras avec nous. Nous cherchons à retrouver un canot perdu dans les conduits. Peux-tu travailler dans l’eau ? »
— « Je suis aquatique. »
— « … et ta portée ? La chasse pourrait s’étendre sur plusieurs centaines de kilomètres. »
— « Pourrai-je disposer de l’énergie solaire ? »
— « Pas dans les égouts. »
— « Alors, il va falloir que je tète un moment une douille à énergie. »
Le conduit de cent mètres de diamètre était à demi rempli d’un fluide écumeux. Trilobite se déplaçait juste en dessous de la surface, sa queue-périscope émergeant de la mousse, explorant à distance à l’aide de rayons infrarouges. Son photomultiplicateur poussé au maximum, il pouvait observer les infimes manifestations d’énergie métabolique produites par la fermentation et la décomposition. La bioluminescence soulignait la voûte squameuse et granuleuse, à quarante-cinq mètres au-dessus de lui. Ses senseurs de masse évaluèrent la profondeur de l’eau à cinq brasses, avec quarante mètres de vase en dessous. Des vibrations causées par une respiration humaine et un grattement le guidèrent jusqu’au canot en dérive.