« Ohé ! » appela le périscope.
Une tête se profila au-dessus du flotteur ; le thermographe indiquait trente-sept degrés.
« Bonjour ! Je suis venu vous aider à ramener le canot. »
— « Fiche le camp ! » grogna Har. La tête disparut.
— « Je suis votre ami. Permettez-moi de vous remorquer jusqu’à la plus proche cité. »
— « Ne touche pas à ce bateau ! » La silhouette était réapparue : la tête, les épaules et le dos. Le tracé thermique n’était pas uniforme. Le dos était mangé de larves, certaines chaudes, d’autres froides.
— « Vous êtes rongé d’abcès, » fit remarquer Trilobite. « Vous allez mourir. Laissez-moi vous emmener là où on pourra vous soigner. »
Har jeta un regard méfiant dans la direction d’où provenait la voix.
— « Qui es-tu, pour nous proposer des soins ? Nous n’avons pas de crédits. La fourmilière ne nous aidera pas. Nous ne sommes plus que des protéines en fuite, maintenant. »
— « La fourmilière a ordonné que vous reveniez. »
— « Non ! »
— « Que faites-vous de l’éthique du Citoyen ? La fourmilière commande : l’individu obéit. »
La voix de Larry résonna dans la coque mouillée : « Pourquoi ? »
Trilobite fit le tour du canot. Il y avait au moins deux humains qui parlaient. Il essaya de les raisonner. « La loi de la majorité. Les individus obéissent au groupe. La force est dans le nombre. La Nature le veut ainsi. »
— « Sur ce bateau, la majorité, c’est nous, » siffla Larry. Il farfouillait sous les sièges, pour trouver quelque chose qu’il pourrait jeter au cyber.
— « Mais vous allez mourir. »
— « Revenir en arrière ne ferait que hâter notre fin, » dit lentement Larry. Il arracha un bout d’isolateur et leva la tête pour bien situer la voix grondeuse.
— « Votre souffrance n’est-elle pas intolérable ? »
— « C’est toujours préférable à cette foutue Paix Rouge de la fourmilière ! »
Larry lança son projectile un peu trop haut. Trilobite plongea et s’éloigna ; sa queue émergea à nouveau une trentaine de mètres plus loin. Har et Larry s’effondrèrent au fond du bateau, pour se mettre hors de vue. Les mouches mordaient, suçaient le sang et pondaient leurs œufs. Les heures passèrent. Un faible clapotis berçait leur bateau ; ils entendirent enfin le rugissement assourdi et lointain des brisants.
« La mer ! Nous sommes sauvés ! » murmura Har. Il essaya de pagayer, avec ses mains, dans la direction d’où venait le bruit, mais le bateau tournait en rond, autour d’un îlot de mousse visqueuse. Il ne voyait rien que l’obscurité compacte. Une brise saline caressa sa joue. Ils dansaient sur de petites vagues, mais ne distinguaient toujours rien. Le rugissement se fit plus fort. Une vague fit rouler leur embarcation. Har s’aperçut tout à coup qu’ils n’étaient plus qu’à trois cents mètres de la bouche d’égout. Il faisait nuit. Le brouillard couvrait la mer déchaînée et un vent de force huit Beaufort fit monter une barre qui menaça de les faire chavirer. Har tendit la main derrière lui vers l’intérieur de la coque sombre et tapota l’épaule de Larry : « Tiens bon ! » Une vague les renvoya dans le déversoir. Har se remit à pagayer.
« Puis-je vous aider ? » proposa Trilobite. « Lancez-moi votre bouline. Je ne puis laisser sombrer le bateau. »
Har hésita, puis s’exécuta avec un haussement d’épaules. S’ils tombaient à l’eau, ils se noieraient sûrement. Aucun d’eux n’avait la force ou la capacité de nager dans cette eau agitée. Trilobite referma sa mâchoire sur le filin et remorqua l’embarcation qui tanguait jusqu’à une plage rocheuse à l’orifice du conduit. Une autre vague les porta sur le rivage, où ils s’échouèrent. La tempête se calma à l’aurore.
« Viens donc. C’est formidable ! » dit Larry, qui barbotait dans une flaque d’eau salée. Ma peau me démange déjà moins. »
Le gros Har était un peu plus circonspect. Il s’assit sur un rocher et avec ses mains versa de l’eau sur son dos criblé. L’eau de mer brûlait, mais c’était efficace. Les croûtes se ramollissaient et tombaient, mettant à nu les poches de pus. Les larves se tortillaient violemment tandis que la solution hypertonique inondait leurs stigmates. Le tissu cicatriciel en formation pela sous l’action abrasive du sel. Chacun des abcès purulent se transforma en un trou rouge et propre, qui paraissait découpé à l’emporte-pièce et d’où suintait un sérum protéique.
Trilobite fit le tour du canot échoué.
« À quoi penses-tu ? »
— « Le cerveau du bateau est mort. »
— « Désolé, » dit Larry, qui comprenait combien un cyber pouvait compatir aux malheurs d’un autre. « Mais nous avons été obligés de le faire pour nous enfuir. Ce canot n’était pas libre de nous aider. »
Trilobite contempla les deux fugitifs. « Qui peut vraiment se libérer de la fourmilière ? Même Dehors, vous devez encore fuir. Les patrouilles vous trouveront quand elles le voudront, grâce à la chaleur dégagée par vos empreintes. »
Le gros Har rampa entre deux gros rochers mouillés par les embruns, auxquels il exposa son dos à l’épiderme tendre. Il ramassa une pierre grosse comme le poing et scruta le ciel. « Regarde ! » cria-t-il d’une voix qui se fêla.
Larry suivit son regard. Un frisson parcourut sa nuque. Une rangée de têtes de mort les contemplaient dans une niche creusée dans la falaise. Il se détendit en constatant à quel point elles étaient vieilles et décolorées. Le sable sous ses mains était mêlé de fragments lisses et crayeux : d’autres ossements emportés par la mer. L’écume jaune et épaisse que vomissait la bouche de l’égout colorait l’océan sur des kilomètres, donnant une idée du tonnage d’excréments produit par la fourmilière. Il n’était pas étonnant d’y trouver des ossements. Mais il se demandait qui avait bien pu prendre le temps de sauver ces quelques restes humains, qui ou quoi, une machine ou un fuyard.
Trilobite escalada la falaise à toute allure et examina les crânes. S’étant assuré qu’ils avaient appartenu à des Citoyens, il rejoignit les autres.
« Nous allons pouvoir manger, en tout cas, » fit le gros Har, épanoui. Il avait senti les jardins. Il commença à ramper vers la base de la falaise.
« Pas en plein jour. Ça attirera les patrouilleurs, » le mit en garde Trilobite.
Larry secoua sa robe de bain maintenant sèche et en noua l’extrémité en un gros pompon. Elle était raidie par le sel et le sable. Le soleil commençait à brûler. Une terrible soif le fit se souvenir qu’ils n’avaient ni bu ni mangé convenablement depuis fort longtemps. Et il savait combien il était vulnérable, avec ses reins endommagés.
« Si les jardins sont dangereux, je présume que nous devrons tirer notre pitance de la mer… »
— « Il n’y a aucune nourriture dans la mer ; absolument aucune, » dit Trilobite. Il leur raconta les années passées auprès de Rorqual. Le gros Har accepta la chose avec résignation, mais Larry fut visiblement ébranlé.
— « Les océans… vides ? Mais ils sont si vastes… Comment cela aurait-il pu se produire ? »
— « La chaîne alimentaire a été rompue en de trop nombreux endroits. La fourmilière prenait, mais ne rendait jamais, » dit la mache en forme de pelle, dont la petite mémoire était surmenée, au point qu’elle commençait à se répéter. « La fourmilière a tout pris, tout pris, tout… »
Larry fit le point : les jardins surveillés, les mers vides, et le temps qui pressait. La fourmilière les poursuivait, eux et le canot. Et finirait bien par les découvrir. Il se tourna vers Trilobite.