« As-tu signalé notre position ? »
— « Non. Ma mission est de récupérer le canot. Voulez-vous que je contacte la fourmilière ? »
Larry tressaillit. « Tu n’es vraiment pas très futée comme mache. Mais merci de n’avoir pas donné notre position. Peux-tu nous remorquer avec le canot ? »
— « Où ça ? »
— « N’importe où, loin d’ici. Nous avons besoin d’eau, de nourriture… »
— « Je regrette, mais il n’existe aucun endroit sur Terre où vous pourrez trouver cela. Tous les continents sont la propriété de la fourmilière. Les mers sont salées et… »
Larry le réduisit au silence d’un geste. « Je sais, je sais. Stériles. Bon sang ! Quelqu’un s’est pourtant servi dans les jardins ! Regarde ce tas de détritus au pied de la colline ; des cosses, des pelures, des feuilles… Et on dirait qu’il y a une piste, des empreintes de pas à moitié effacées qui se dirigent vers le sommet. Regarde. »
Le gros Har se dressa dans la lumière éclatante. Ses larges épaules s’étaient un peu affaissées, affaiblies par les abcès. « Viens, semi-humain, je vais te porter jusqu’aux jardins. La fourmilière ne me fait pas peur. Les Citoyens ne sont sûrement pas plus forts ici, Dehors, qu’ils ne l’étaient dans leurs cités-puits. Nous allons bien manger, et tout de suite ! » Il balança Larry sur son épaule droite, chancela un peu et se mit en marche vers la falaise. Une voix venue de la mer le stoppa.
« N’allez pas dans les jardins ! »
Trilobite ne pouvait en croire ses senseurs. Les mots avaient été distinctement prononcés dans le dialecte en usage dans la fourmilière. Pourtant, la tête hirsute qui émergeait des vagues était celle d’un Océanide, d’un représentant du peuple néolithique aquatique.
Le gros Har se retourna lentement, avec Larry sur son épaule qui lui donnait l’aspect d’un monstre bicéphale. Aucune des deux têtes n’émit un son.
« N’allez pas dans les jardins ! Partez ! »
« Qui est-ce ? » chuchota Larry.
— « Un Océanide. Ils prennent leur nourriture dans les jardins, mais se cachent dans la mer, » expliqua Trilobite. « Peut-être pourront-ils vous donner refuge pendant que je ramènerai le canot. » La mache en forme de pelle avança vers l’eau.
« Mon Dieu ! Une machine ! » murmura la tête. Elle disparut.
Le vieillard reposa ses écouteurs lorsque Opale entra dans son dôme.
« Ils sont accompagnés par une machine ! Je leur ai parlé. Je suis sûre qu’elle m’a entendue. »
— « Je n’ai pas capté son onde porteuse. Est-elle vivante ? »
— « Elle s’est dirigée vers moi. Je crois qu’elle leur a parlé. »
L’Homme aux écouteurs médita un long moment. « À quoi ressemblait-elle, cette machine ? »
Opale décrivit Trilobite.
« C’est la même, donc. Elle nous a déjà vus. Pourtant, elle n’a pas appelé les chasseurs. Retourne à la surface. Gagne du temps. Essaie d’en apprendre autant que tu pourras. Si j’entends une onde porteuse, je t’avertirai. Si ce sont des fugitifs, ils ne sont sans doute pas bien dangereux. Si ce sont des chasseurs, nous devrons dire aux nôtres de fuir à nouveau vers le Récif Nord. »
Opale prit un javelot et remonta au-dessus du dôme. De temps en temps, son pied touchait le toit, découvert en partie par la marée descendante. Elle étudia les deux hommes sur le rivage, à trente mètres de distance. Le grand costaud était dans l’eau jusqu’aux genoux et protégeait ses yeux du soleil avec une main énorme. Le petit difforme était bizarrement assis dans le sable auprès de la machine-pelle.
« Allez-vous-en, » répéta Opale en agitant son javelot.
— « Nous avons besoin d’eau et de nourriture, » dit Har. « Nous ne vous voulons aucun mal. Pouvez-vous nous aider ? »
— « Non. »
Le gros Har attendit, laissant le silence se prolonger. Il distinguait nettement le visage à présent, avec ses grands yeux, peut-être celui d’une femme. Les paupières lourdes et le nez carré empêchaient l’absolue certitude, mais les yeux et la voix le suggéraient.
— « Pourquoi ? »
— « Votre machine est un danger pour nous. C’est un instrument de la fourmilière. »
Le gros Har n’avait pas envie de discuter. Il savait qu’il ne pourrait venir à bout de cette habitante des eaux au cou épais, car les abcès l’avaient privé de ses métalloprotéines. Il haussa les épaules et retourna vers Larry, qui attendait sur le sable sec.
Trilobite se hérissa. « Dites-lui que je ne suis pas un instrument de la fourmilière. Je suis un serviteur de Rorqual. Si elle ne vous aide pas, vous mourrez. »
Larry suivit des yeux le gros Har, qui alla docilement transmettre le message. L’échange de propos fut assez plaisant, mais le ressac couvrait leurs paroles. Quand le géant revint, il leur rapporta le surprenant résultat de cette conversation.
« Elle veut que nous prions notre Rorqual de nous envoyer un signe. Apparemment, elle a mal compris. Elle croit que Trilobite est au service d’un dieu particulier… »
— « Rorqual est mon dieu, » l’interrompit la mache. Larry leva la main. « Attendez. Nous savons ce qu’est Rorqual, mais cette Océanide l’ignore. Ne pourrions-nous monter une mise en scène à son intention simplement pour gagner sa confiance ? Elle peut nous procurer de l’eau et de la nourriture, et un abri contre les patrouilles. Si nous pouvions… »
— « Non. J’ai vu son dôme. Ils ont un système d’écoute. Si je parlais à mon dieu, ils attendraient une réponse. Rorqual a cessé d’émettre depuis que je suis entré dans la fourmilière. »
— « Peut-être n’attendent-ils pas une réponse immédiate. Une prière pourrait les convaincre de nous aider. »
— « Simuler ? j’en suis incapable. »
— « Prie, tout simplement, » dit Larry. « Prie le plus sincèrement possible. Les Océanides aux écoutes seront bernés par leur propre naïveté. » Il se tourna vers le gros Har. « Quelle sorte de signe escomptent-ils ? »
— « De la nourriture, » répondit le géant anémique. « J’ai cru comprendre que le peuple aquatique est miné par la faim. Les raids dans les jardins leur coûtent de nombreuses vies. Elle a demandé que le dieu de Trilobite rende les mers à nouveau fécondes. »
Larry sourit tristement. Ces primitifs à l’âme simple comptaient sur la magie pour résoudre tous leurs problèmes. Il fit signe à Trilobite de commencer. Le cyber ouvrit le son afin que Larry et Har puissent participer à sa prière. L’onde porteuse s’élança vers le sud-ouest. Har écoutait, tête baissée ; il voulait y croire. Larry fixa intensément l’horizon. Pas de réponse. « Ton réglage est-il au point ? »
— « Je le pense. J’utilise la magnétosphère et l’angle solaire. Les coordonnées de l’île sont imprimées dans ma mémoire permanente. »
Har s’agenouilla et médita calmement.
— « Mais ton cerveau est petit, » insista Larry. « Peut-être devrais-tu élargir ton faisceau d’appel et faire une nouvelle tentative. Tu as pu te tromper dans tes calculs. »
« Dieu ? » La prière monta à nouveau. « Éveille-toi et parle à ton serviteur. » Silence.
— « Élargis encore ton faisceau. »
— « En l’élargissant, je diminue sa puissance. Il perd sa qualité de faisceau dense. Je pourrais peut-être me contenter d’émettre mes signaux de détresse ordinaires. Mais ça ne ressemblerait guère à une prière pour ceux qui nous écoutent. »
Larry haussa les épaules. « Ça suffit pour les prières. Maintenant, essaie d’obtenir une réponse, n’importe quoi. Nous avons besoin d’eau douce. »